6 janvier 2022, Ă Annonay.
BĂ©ton et bitume
Afin de me rendre au village, je prends le bus reliant Lyon et Annonay, je finirai en stop.
Annonay est une commune dâArdĂšche Ă vingt minutes de SJMM en voiture, une ville-porte, voisine du
Parc Naturel du Pilat, juste en aval du
barrage du Ternay.
La plus grande ville proche, 16 000 habitant·es, plus quatre quartiers pavillonnaires â dont
DavĂ©zieux oĂč loge
Yvette-Vincent, et des zones dâactivitĂ©s industrielles sâĂ©tendent sur les collines alentour. Le centre de la ville est typique de la rĂ©gion: biscornu, un clocher dâĂ©glise au toit pyramidal, des habitations anciennes construites en pierre, des murs Ă©pais qui se chevauchent et suivent la topographie. Les toitures de tuiles rouges crĂ©ent un lien entre bĂątiments modernes et anciens. Les habitations et commerces ont peu dâĂ©tages, certains, au-dessus de grandes portes de bois, portent encore les enseignes peintes dâanciens ateliers. On plonge au cĆur de la ville. Un parking en colimaçon sâĂ©lĂšve aux cĂŽtĂ©s dâun immeuble de bureaux. En face, le nouveau quartier marchand regroupe dans des bĂątiments neufs diffĂ©rents pĂŽles dâactivitĂ©s: la nouvelle gare SNCF, un gigantesque centre commercial, une Biocoop, un PMU, une salle de sport, un commissariat, une banque, un parc...
Lorsque jâĂ©tais petite, avec
ma grand-mĂšre et ma sĆur, on allait Ă Annonay faire le plein de livres pour le mois, passer au Grand-Frais et au DĂ©cathlon, trouver des outils de bricolage, et voir un film au cinĂ©ma... Je sais quâil y a lĂ le MusĂ©e du Papier crĂ©Ă© par lâancien siĂšge social de lâusine Canson. On nây est jamais allĂ©es mais Ă SJMM les maisons regorgent de ramettes de papiers spĂ©ciaux, circulant de foyer en foyer depuis des gĂ©nĂ©rations aprĂšs leur sortie dâusine.
Je fais quelques courses et provisions Ă la Biocoop de la gare routiĂšre SNCF.
Puis, je mâĂ©loigne du centre, remonte, passe par les anciens «nouveaux quartiers» construits lors de grands plans dâamĂ©nagements urbains. Autour, accolĂ©s Ă de lâancien, des logements dont lâarchitecture dĂ©note, des immeubles hauts, recouverts de crĂ©pis ocre ou rose saumon. Pour chaque appartement, un balcon oĂč traĂźnent vĂ©los, chaises, jouets pour enfants, balais, peu de fleurs. Devant ces blocs, de larges routes goudronnĂ©es, dont les virages serrĂ©s sont sertis par des murs de bĂ©ton gris prĂ©fabriquĂ©s. Dâautres tronçons de routes mĂšnent au parking des rĂ©sidences, les voitures sont garĂ©es en Ă©vidence au pied des habitations.
CoincĂ©es entre les voitures au repos et celles de la route dâAnnonay roulant Ă 90, de grandes pelouses. Ces Ă©tendues vertes, dâherbe coupĂ©e Ă ras, sont parsemĂ©es dâarbustes en cage, de bouches incendies, de poubelles en bois, et de quelques Ăźlots fleuris par les agents municipaux ou le gĂ©rant du lotissement. Des sentiers de bitume mĂšnent Ă des bancs en bĂ©ton peint, leur couleur blanche les fait ressortir aux quatre coins du lotissement. Dessous, des canettes et des vieux papiers. Les bancs fixent la route, leurs pieds ancrĂ©s dans la terre et leurs assises surplombant le trottoir goudronnĂ©, ils marquent le passage du privĂ© au public, et clĂŽturent le lotissement. Les lotissements sont la lisiĂšre entre le monde rural et le monde urbain.
Il nây a personne sur lâherbe Ă part deux chiens quâun homme guette en fumant une clope Ă son balcon. Deux enfants font du vĂ©lo devant les garages, ils paraissent tous petits dans cet espace dĂ©sert. Le passage des voitures rĂ©sonne. Trois ados rigolent et mangent des chips en Ă©coutant de la musique diffusĂ©e par les enceintes dâune voiture. Leurs scooters dĂ©limitent leur pĂ©rimĂštre. Le lycĂ©e est juste en dessous, câest la pause dĂ©jâ. En contre-bas du parc, un rond-point, 3eme sortie. Toute vitrĂ©e, une boulangerie-sandwicherie devant laquelle dâautres jeunes font la queue. «Ăpartir de 19h -50% sur tout», lance une pancarte ; «Une baguette achetĂ©e une offerte.», reprend une seconde. Un autre rond-point. Les flĂšches indiquent les hypermarchĂ©s, magasins de bricolage, grosses usines industrielles au mĂȘme niveau que les villages alentour. Je me positionne Ă cette sortie. En face, une pelouse de dĂ©monstration expose des tracteurs tous neufs. Les barriĂšres en bordure de route deviennent des murets de pierre puis disparaissent, ponctuellement dans un virage une tĂŽle ondulĂ©e souligne la courbure.
Je suis prise en stop par un tourneur-fraiseur. Ouvrier de 25 ans, quatorze heure, fin de journĂ©e. Une voiture assez ancienne, des fausses lunettes en plastique blanc, datant dâun retour de fĂȘte, trainent sur la banquette arriĂšre, je dĂ©pose mon sac.
«Jâai lâtemps, y a que ça Ă faire», «On travaille sur des machines et Ă la main, des fois des piĂšces Ă©normes, des fois des micro Ă©lĂ©ments, on fait surtout des piĂšces pour lâarmĂ©e», «LâaprĂšs-midi, je fais de la moto, pas du cross mais de la route et du circuit, mais ça câest cher et puis faut faire 2h de route pour y aller, câest dans le Sud .», «LĂ , je dois retaper mon rĂ©troviseur, câest pour ça que la portiĂšre est dĂ©glinguĂ©e, mais jâbricole bien.».
On passe
le Barrage du Ternay, et son HÎtel. Des joggeurs courent entre la route et les cÚdres du Liban. Quelques voitures sont stationnées dans les virages. On continue de monter.
Des champs, le carrefour menant au village et
aux mines dâĂteize, puis le terrain de foot,
la Zone Artisanale, et enfin le panneau dâentrĂ©e dans Saint-Julien.
Avant de continuer vers
PĂ©lussin, mon conducteur fait un dĂ©tour et entre dans le village en suivant la route de la Condamine pour me dĂ©poser Ă
la station-service: «Câest toujours la galĂšre le stop, jâen faisais beaucoup avant.». Je descends. Traverse le village, personne â pleine semaine + pause dĂ©jâ â
le Vival est fermé, les courses attendront.
Jâarrive Ă la maison, allume le chauffage, ouvre ma conserve de ratatouille.
LâaprĂšs-midi, je contacte
Delphine Gaud â depuis la derniĂšre fois nous avons Ă©changĂ© par mails. Ă nouveau le rĂ©pondeur, jâenvoie un sms. Je contacte aussi les nouveaux habitant·es de
lâusine Sainte-Marie, installĂ©s fin 2019. Jâai trouvĂ© leur contact par Facebook, ils tiennent une page prĂ©sentant lâavancĂ©e des travaux de rĂ©habilitation. Un numĂ©ro, jâenvoie un sms.
Jâattends. Sors dans le village pour faire les courses.
La vitrine de lâAlimentation GĂ©nĂ©rale, en haut de
la rue de la Modure est Ă©teinte, sur la porte il est Ă©crit ouverture 15h, il est 15h01, je fais un tour, reviens, attends, abandonne. Je me rabats sur
le Vival, déçue. Didier est sympa, mais la franchise Casino lui fournit des fruits et lĂ©gumes hors de prix originaires dâEspagne, dâItalie ou du PĂ©rou. Le jeudi câest poisson, les barquettes dans un bac Ă glace CĂŽte dâOr, on peut choisir entre chair blanche ou orange. Dans un coin du magasin, derriĂšre une vitre, quelques fromages et de la charcuterie du coin. On parle ville VS campagne, covid, vacances au Portugal.
Apparemment, le dernier boucher du village, situé
place de la Bascule avant la montée des Anges, le Calvaire et le
Cercle Jeanne dâArc, va fermer, comme
la Boulangerie. Ouvert trois jours par semaine, de 10h Ă 14h, il fait toutes ses prĂ©parations avec de la viande quâil sĂ©lectionne dans
les fermes alentours. Imbattable niveau qualitĂ©/prix. Il a une autre boutique dans une autre commune, vers Bourg-Argental, tenue par sa mĂšre. Trop ĂągĂ©e, elle ne peut plus ĂȘtre debout toute la journĂ©e, dâoĂč la fermeture.
Je me demande quels commerces et services de proximité vont survivre:
la Fabrique de Bonbons de Julien, avec ses dĂ©monstrations et sa boutique â qui drainait de nombreux touristes â a dĂ©mĂ©nagĂ© Ă Bourg-Argental pour sâagrandir il y a quelques annĂ©es. Le mĂ©decin du village â
rue Vieille â est bientĂŽt Ă la retraite.
La Boulangerie cherche repreneur.
La Boucherie fermera Ă la fin de lâĂ©tĂ© prochain.
Il reste le Coiffeur, la Pharmacie,
le Café, le Restaurant des Pies Railleuses,
la radio locale â Radio dâIci, la Pizzeria, des ateliers dâartistes privĂ©s et dissĂ©minĂ©s dans les anciens bĂątiments des usines. Les artistes, tous potes, sont de la mĂȘme gĂ©nĂ©ration, et finalement ils ne se mĂ©langent pas trop aux habitants et habitantes de souche. Un Kebab vient dâouvrir dans
la rue Neuve, mais personne nây va.
Quels seront les points de contacts et de rencontres futurs ?
Il neige.