7 janvier 2022, Ă Saint-Julien-Molin-Molette.
Le DVD
Le matin,
Pierre a dĂ©barquĂ© Ă la maison: «on jardine cet aprĂšs-midi?». Impossible. Je dois me rendre Ă Bourg-Argental Ă la maison des Associations. Il rigole «Et tu comptes y aller comment?» «En stop ou Ă vĂ©lo⊠mais avec la nuit je suis pas sĂ»re du vĂ©lo, je vais partir vers 14h ...» «Bon je tâemmĂšne, je dois aller Ă la banque Ă 16h, je passe te chercher Ă 15h45.».
Pierre mâemmĂšne Ă Bourg-Argental, dans la voiture on discute de tout et de rien, mais pas mal de lâengagement politique du village. Pierre est plutĂŽt communiste, il a hĂ©ritĂ© de la mentalitĂ© ouvriĂšre liĂ© au travail et au vivre ensemble. Il a une sainte horreur des familles bourgeoises enrichies par lâactivitĂ© des fabriques. Les descendants
des patrons, partis en ville et désinvestis de la vie communale, possÚdent encore la plupart
des immeubles du village. Ăa tombe en ruine. Et la nouvelle mairie, tenue par les artistes du village lui parait un peu fantasque, cloisonnĂ©e dans son dĂ©cloisonnement, la gouvernance horizontale, des bobos loin des problĂ©matiques de Piraillons et Piraillonnes de souche. Mais au moins ils tentent des choses, formalisent des sentiers, proposent des terrains pour loger les gitans des caravanes du
chemin Anne-Sylvestre. Il conclut: «Ce qui est compliquĂ©, câest la communautĂ© de communes et les liens avec la PrĂ©fecture et la RĂ©gion, Saint-Julien, ils ne voient pas, Ă part si ça crame. Dâailleurs,
le Tabac a été braqué récemment.».
On arrive.
Pierre va Ă la banque, le CrĂ©dit Agricole de la rĂ©gion ArdĂšche. Celle dont le taux des prĂȘts pour lâimmobilier est le plus bas. De mon cĂŽtĂ©, je me dirige vers le Syndicat dâInitiatives.
Ăliane Bancel, ce matin, mâa chargĂ©e de rĂ©cupĂ©rer des annuaires et documentations sur les hĂŽtels, chambres dâhĂŽtes et gĂźtes prĂ©sents dans
le Parc du Pilat. Ă lâĂ©tĂ© prochain, ils prĂ©voient une fĂȘte pour le mariage de leur fille, ça va faire du monde Ă loger.
Moi, je viens chercher des archives vidéo, je sais par
Hubert Sage quâun film a Ă©tĂ© produit il y a vingt ans sur
le tissage dans la rĂ©gion. Dedans, sa maman, ouvriĂšre tisseuse â aujourdâhui dĂ©cĂ©dĂ©e â tĂ©moigne de sa vie Ă
lâusine Blanc, de son arrivĂ©e Ă Saint-Julien en tant que jeune fille en
apprentissage aux canetiĂšres, de la vie en
dortoirs, puis de lâĂ©volution de lâindustrie jusquâĂ son dĂ©clin, et pour elle son dĂ©part Ă la retraite.
DerriĂšre lâaccueil du syndicat dâinitiatives, la salle de projection du film:
«Le DVD est dans la tĂ©lĂ©, on ne peut pas le sortir⊠Vous pouvez filmer lâĂ©cran.».
Dialogue avec la secrétaire: «Des historiens amateurs locaux, Les amis de Bourg-Argental, une association citoyenne mais «aucun jeune».».
Trajet de retour en voiture avec Pierre:
Les patrons et leur «aura».
Patrimoine Piraillon câest «vivre dans lâancien».
Ses années en tant que maire de SJMM.
Faire gagner de la visibilité au village.
La Région, le Département et la Préfecture.
La course au pouvoir entre les Ă©lus, montrer une action territoriale, un engagement pour les communes.
Pierre trouve ça drĂŽle, les bornes dĂ©partementales en bord de route. Il mâexplique que mĂȘme elles sont politiques. Il y a quelques annĂ©es, la ville de Saint-Ătienne et les communes du
Parc du Pilat sont entrĂ©es en conflit autour de la couleur Ă appliquer aux nouvelles bornes. Le vert de St-Ătienne lâa emportĂ©, mais Saint-Ă, ville-porte, ne fait pas grand-chose pour les habitant·es des communes du Parc.
«à part prendre lâeau de ses rĂ©serves lâĂ©tĂ©, Ă©videmment.».
Rupture ville/campagne. Lâenclavement du village.
Village de gauche, aux couleurs plutÎt communistes héritées de la forte mentalité ouvriÚre. Mais plus de 20% de votes FN aux derniÚres élections municipales. Et de plus en plus dans les villages alentours.
La culture sauve.
Le goûter chez Pierre et Betty.
Arrivés au village, Pierre me propose de jardiner un peu.
On fait
le paillage des cardons, pour les faire blanchir.
«On emballe les cardons dans de grands sacs de jute ou de paille rectangulaire. Avant, Ă cette pĂ©riode de lâannĂ©e, tous
les jardins ouvriers et les potagers en Ă©taient couverts. Ils provenaient des soieries,
les flottes de soie Ă©taient livrĂ©es dedans. Regarde, il y a un tampon de Marseille et des Ă©critures chinoises dessus. Et le trou, câĂ©tait le passage du crochet qui chargeait et dĂ©chargeait les bateaux. Jâai dĂ©cousu les pans du sac pour que ça soit plus simple Ă rouler autour des cardons.». Il dĂ©coupe le sac au sĂ©cateur. La valeur dâun objet est vraiment relative Ă lâobservateur et Ă son contexte. Je demande Ă Pierre sâil reste dâautres sacs. «Non, ça fait partie des derniers qui trainaient au garage, sinon je les ai tous dĂ©coupĂ©s et utilisĂ©s, il faut bien sâen servir.». Un objet de patrimoine ou un rebus de lâindustrie de la soie? Plus tard, je dĂ©couvrirai dans le sous-sol de la maison, dĂ©posĂ© sur lâĂ©tabli de lâancienne forge, un pan de paillage intact, fragment de sac et bout de mĂ©moire.
La nuit tombe, on rentre se mettre au chaud.
Sur la table du salon,
Pierre pose les vieux manuels, dépliants et
catalogues quâil conserve prĂ©cieusement.
LâexposĂ© sur la soie de son petit-fils pour lâĂ©cole et les coupures de presse autour de
lâusine Perrier-Schmelzle. Les flyers et correspondances de fournisseurs. Il est fascinĂ© par toute cette ingĂ©nierie, «ça câest une photo ou un dessin?», et manipule les pages du bout des doigts, les lissant pour Ă©viter de marquer le papier de plis.
Un bon de commande sâĂ©chappe dâun catalogue, ainsi quâun plan dâensouple annotĂ© par
un gareur.
En feuilletant les catalogues, un souvenir dâenfance revient Ă Pierre: lâodeur de
lâĂ©tuve. Il allait avec
Josette, le matin, avant
lâĂ©cole, ouvrir
lâĂ©tuve aprĂšs
le vaporisage du fil de soie moulinĂ©. La vapeur dâeau, une odeur ni mauvaise ni bonne. Une vague de chaleur humide.
Dans le garage de la maison de Pierre et Betty.
Plus tard, on descend dans le garage pour ranger les catalogues. DerriĂšre les voitures de collection, une armoire au sein de laquelle Pierre range
ses archives. Il emballe dans du papier de soie tous les catalogues un Ă un, les empile puis les couche sur un Ă©tage, par taille. Dans le garage, des outils permettent de tout rĂ©parer. Le pare choc dâune voiture est dĂ©montĂ©, Pierre va refaire la peinture. Et quand ce nâest pas possible, on trouve quelquâun ayant le savoir-faire, avec Jean-Marc Bancel, il va refaire une piĂšce de sa voiture Ă
la fonderie.
On traverse le jardin de la maison de Pierre et Betty pour se rendre Ă celle de Josette. Les deux maisons sont voisines. Devant, coupant la vue de la route,
la maison verte appartient aussi Ă la famille Schmelzle. Dans son sous-sol se trouve une ancienne
canetiĂšre de lâusine Perrier-Schmelzle, sauvĂ©e in-extremis de la casse.
La maison verte est louĂ©e occasionnellement au personnel du foyer spĂ©cialisĂ©, car Ă cause du manque de communication, du marasme administratif et des guĂ©guerres entre rĂ©gions, des rĂšgles strictes encadrent le recrutement des salarié·es du territoire. Ces rĂšgles facilitent la gestion des budgets et le dĂ©veloppement dâun maillage entre les services territoriaux mais poussent parfois Ă des non-sens organisationnels. Ainsi les employé·es du foyer doivent obligatoirement rĂ©sider dans le dĂ©partement pour pouvoir ĂȘtre embauché·es. Or, Saint-Julien se situe Ă la limite entre la Loire et lâArdĂšche. Certain·es des employé·es rĂ©sidant plus au nord de la Loire enchaĂźnent les heures de voiture pour se rendre sur leur lieu de travail, alors quâĂ quelques kilomĂštres du village se trouve la ville-porte dâAnnonay. Ces contraintes accentuent les dĂ©serts mĂ©dicaux, le personnel de santĂ© est parfois contraint Ă refuser certaines missions trop Ă©loignĂ©es de leur domicile, ou Ă quitter leurs postes aprĂšs quelques mois dâaller-retours quotidiens. Pour pallier le manque de services Ă la personne et garantir un accĂšs aux soins, la commune de Saint-Julien loue des chambres Ă la semaine aux employé·es au sein du village afin de leur permettre de rĂ©sider au plus prĂšs de leur emploi. Câest la mĂȘme chose pour les sapeurs-pompiers. Le service le plus proche nâest pas toujours le premier sollicitĂ© en cas dâaccident ou dâincendie. Le territoire est enclavĂ©.
Dans la maison de Josette, ça sent le renfermé et le manque de lumiÚre.
Sur la banque de lâentrĂ©e,
une balance et un pot en cĂ©ramique de remerciement offert Ă
Josette par
ses ouvriÚres. Dans le sous-sol, de vieux objets récupérés: un vieil ordinateur,
des dame-jeannes, une collection de vieux mixeurs de cuisine, une machine Ă vapeur pour cheveux,
les plaques dâanciens bus Mathevet, les cartes rĂ©gionales de lâĂ©poque, les enjoliveurs de bus. Pierre mâexplique quâil y a quelques annĂ©es,
la boutique Mathevet â ancien transporteur du village â a Ă©tĂ© vendue Ă la Mairie. Tout le matĂ©riel prĂ©sent dans les locaux est parti dans une grande benne. En passant, Pierre a commencĂ© Ă rĂ©cupĂ©rer, collectionner, et prĂ©server ces objets, quâil entrepose dans la maison de Josette.
Pierre fouille dans le placard Ă la recherche dâobjets anciens.
Des bobines emballées dans des pans de tissus tricotés,
des tavelles,
des coupes de soie⊠Des archives tirées du grenier de
lâusine Perrier, des plans,
agendas, lettres: «Les Perrier ils sâen foutaient, des annĂ©es quâils nây avaient pas mis les pieds dans leur grenier, ils ne savaient mĂȘme pas que ces archives Ă©taient lĂ mais si on leur disait que je les ai⊠Ah! lĂ ils les voudront!». Dans certains agendas,
les comptes, le nom des employĂ©s, la date dâallumage des chauffages, lâĂ©criture du pĂšre de Pierre. Le dernier agenda permettant de retrouver une trace de lâactivitĂ© date des annĂ©es 90. «AprĂšs, ils ont dĂ» avoir un ordinateur pour les aider dans la gestion... mais ça je nâai aucune idĂ©e dâoĂč sont parties les donnĂ©es.».
On tombe sur les plans de construction de la maison de Josette, dessinés à la main par un architecte, lors de la construction du lotissement du
Parc du Soleil,
quartier Condamine. Pierre prĂ©cise: «La rampe de lâescalier a Ă©tĂ© forgĂ©e, lâarchitecte a mĂȘme dessinĂ© des sculptures pour le jardin.».
La maison est immense, on arrive par une allĂ©e pavĂ©e au travers dâun immense jardin avec potager et arbres fruitiers. En contrebas du terrain un immense sapin sâĂ©lĂšve. Ă ses cĂŽtĂ©s, des balançoires sont suspendues Ă un chĂąssis de mĂ©tal dont la peinture verte sâĂ©caille et laisse la rouille sâinstaller. Lâensemble de la structure, posĂ©e sur lâherbe, est assemblĂ©e par de grosses jonctions de plastique jaune canari. Une aire de jeu domestique typique des annĂ©es 70. Ă lâarriĂšre de la maison, une piscine. Au sous-sol, un garage pour plusieurs voitures, des placards, un cellier et un atelier. Ă lâĂ©tage, une grande entrĂ©e, Ă gauche un salon avec une grande vĂ©randa donnant sur une terrasse. Ă droite, une buanderie, un bureau, une chambre, la cuisine et sa baie vitrĂ©e. Un immense escalier en bois mĂšne Ă lâĂ©tage des chambres.
Un excĂšs de confort Ă lâopposĂ© des annĂ©es passĂ©es Ă vivre dans une chambre dâouvriĂšr·es louĂ©e MontĂ©e de Drevard. Ă cette pĂ©riode, Josette Ă©tait encore ouvriĂšre
chez Bobichon ou
Perrier et avait encore son petit atelier «à façon» au-dessus de la montĂ©e des Ăcoles. Paul Ă©tait gareur Ă lâusine. Pierre, enfant, vivait dans une petite maison, en face,
avenue de Colombier avec sa grand-mÚre et son oncle, Guy. Un mode de vie intergénérationnel et assez précaire. Pour Josette, accéder à la propriété, avoir une maison avec terrain à la maniÚre
des maisons de maßtre, avoir une cuisine neuve toute équipée et pouvoir voyager était trÚs important.
«Josette Ă©tait admirative de la rĂ©ussite des grandes familles patronales. Elle sâentendait trĂšs bien avec le pĂšre
Perrier dont elle faisait souvent lâĂ©loge. Pourtant, au moment de la reprise de lâusine, pas question pour lui de vendre les murs de
lâusine Perrier. Durant toute lâactivitĂ© des
tissages Schmelzle, Josette restera locataire des murs et du fond de lâusine.»
La phrase de Pierre fait Ă©cho Ă une anecdote que
Jacqueline me racontait quelques semaines auparavant. Elle imitait dâune voix grave mon grand-pĂšre scandant: «Mais tu nous embĂȘtes avec tes patrons !». Cette phrase revenait souvent lors de discussions entre Josette et son frĂšre.
On fouille encore quelques temps.
Il est 21h30 quand on remonte du garage. Je me dĂ©pĂȘche de rentrer Ă la maison. Je suis claquĂ©e et euphorisĂ©e.