Dans les brumes /Carnet de Terrain
16 décembre 2021, à Saint-Julien-Molin-Molette.
DerriĂšre le verre, l’identitĂ© du village?

Dans une édition du journal du ProgrÚs, datée du 15 janvier 2017, je trouve au sujet du lavoir:
«Un lavoir public devenu atelier de tissage.»
«Le gareur, chargé de la maintenance des métiers à tisser, semble plus vrai que nature.»
«L’ancien lavoir public de la rue Peyronnet, construit dans les annĂ©es cinquante, est devenu un site historique de la citĂ© qui rappelle la grande Ă©poque de l’industrie de la soie lorsque mille ouvriĂšres travaillaient dans les usines de Saint-Julien. SituĂ© Ă  l’entrĂ©e sud du village, il sera le point de dĂ©part du chemin piĂ©tonnier envisagĂ©. Il longera les canaux pour rejoindre le centre puis aboutira aux anciennes fabriques du PrĂ©-Battoir. Un mĂ©tier Ă  tisser a Ă©tĂ© donnĂ© Ă  la commune par Josette Schmelzle, derniĂšre industrielle en soie naturelle. Il a Ă©tĂ© installĂ© par les jeunes du chantier international Jeunesse et Reconstruction. L’employĂ© communal, Jean-Paul Geourjon, a confectionnĂ© avec talent la vitrine qui abrite l’ouvrage Ă  l’abri des intempĂ©ries. Plusieurs amĂ©nagements sont en cours de rĂ©alisation afin de recrĂ©er l’ambiance de l’atelier d’autrefois.».

À la transition entre la Rue Peyronnet et la Rue de la Condamine, aprùs l’usine Perrier et Sainte-Marie et les maisons de maütres, dans l’ancien lavoir, une capsule temporelle.

De jour, les vitres reflĂštent la route, l’entrepĂŽt Vanel et les logements ouvriers d’en face. Le lavoir, situĂ© sous un gros compteur Ă©lectrique forme un recoin, une grotte. Le contre-jour rend la surface du verre opaque. En marchant sur le trottoir d’en face un promeneur peut passer sans distinguer le contenu de la boĂźte dissimulĂ© par ce miroir de verre. Les habitant·e·s de la boite ne se rĂ©vĂšlent qu’une fois la route traversĂ©e et l’ombre du lavoir franchie. Le nez collĂ© Ă  la vitre, les mains en visiĂšre, les yeux auscultant l’espace, le face Ă  face avec les poupĂ©es de plastique ressemble Ă  une quĂȘte, il faut savoir pour aller voir car il n’y a pas de cartels signalant ce point d’intĂ©rĂȘt. Le peu d’amĂ©nagements piĂ©tonniers, l’absence de passage piĂ©ton, l’étroitesse du trottoir de bĂ©ton fissurĂ©, et le trafic de camions provenant de la carriĂšre, dissuadent les passants de traverser – la route dĂ©partementale traversant le village, large et Ă  la ligne blanche continue, appelle au dĂ©passement des 30km/h rĂ©glementaires 
 À cela s’ajoutent le carrefour avec la rue du Mas en aval du lavoir, et en amont celui avec le lotissement du Parc du Soleil.

Aussi, le contenu se rĂ©vĂšle mieux la nuit. L’éclairage jaune de la rue contraste avec la lumiĂšre blanche des spots LED du lavoir. Les figures figĂ©es dans leur action ne dorment pas. IrrĂ©elles et fantomatiques, elles surprennent les derniĂšres voitures traversant le village et les derniers passants rentrant chez eux.

À l’intĂ©rieur de la boite, les murs du lavoir sont recouverts de papier peint. Le dĂ©cor est tout droit sorti des archives locales: une photographie, Ă  l’origine argentique et au format carte postale, est ici agrandie jusqu’à l’échelle 1. L’image figure en noir et blanc un plateau de tissage de l’usine Sainte-Marie, encore en activitĂ©, les ouvriĂšres posant au centre, interrompues dans leurs tĂąches. Des enfants devant elles. Les lignes des rangĂ©es de mĂ©tiers Ă  tisser crĂ©ent un effet de perspective et donnent de la profondeur Ă  la boĂźte. On plonge dans l’histoire, le lavoir est la vitrine du patrimoine.

DerriĂšre la baie vitrĂ©e, une ouvriĂšre assise sur un tabouret de tordeuse tient une navette. De l’autre cĂŽtĂ©, un gareur en bleu de travail graisse les engrenages d’un vieux mĂ©tier Ă  tisser avec sa burette. Entre eux, le mĂ©tier Ă  tisser, sorti d’usine, porte une chaĂźne de fils de soie dĂ©chirĂ©e, les fils dĂ©tendus ondulent et s’emmĂȘlent entre le battant et le remisse. Le tissage pend du peigne sans tension, dĂ©tachĂ© du rĂ©gulateur et de son rouleau.

Le lavoir, dont l’usage et l’identitĂ© d’origine ont disparu, est devenu un thĂ©Ăątre, une reprĂ©sentation d’une fiction sortie de l’imaginaire collectif et de l’interprĂ©tation proposĂ©e par les adjoints Ă  la Mairie. C’est aussi la trace d’une disparition, un espace hors temps, oĂč la poussiĂšre ne rentre pas. On a archivĂ© dans un coin, ça ne bougera plus. Sans guide local impossible d’en tirer une interprĂ©tation. Les mannequins sont vĂȘtus des blouses et salopettes d’origine, portĂ©es par les ouvriers et ouvriĂšres d’autrefois. Des objets tĂ©moins, sĂ©lectionnĂ©s avec soin, ont Ă©tĂ© mis en scĂšne par les historiens amateurs du village.

Plus tard, Pierre me prĂ©cise que c’est sa municipalitĂ© qui a mis Ă  l’honneur le tissage: «On leur a mis la blouse de Josette, ma mĂšre, et la salopette de Paul, mon pĂšre. Les outils du gareur, ce sont aussi ceux de mon pĂšre. C’est pas mal, mieux que rien.». D’autres voix sont plus critiques: «On ne comprend pas la vitrine, personne ne s’arrĂȘte
 elle est au milieu de la route, il n’y a aucune explication. Ça a Ă©tĂ© vite fait par la Mairie pour se dĂ©barrasser du sujet du musĂ©e du tissage.». Dans la vitrine, la chaĂźne est cassĂ©e depuis des annĂ©es, la soie fuse, mais personne ne vient la rĂ©parer. Peut-ĂȘtre que le verre coupe court Ă  toute initiative. Je ne me rappelle plus s’il y a une porte ou si le mĂ©tier est emmurĂ©. Presque plus personne ne sait vraiment dater, entretenir et rĂ©parer le mĂ©tier Ă  tisser.

Pas de frise chronologique, pas de dates, on dirait que tout a toujours Ă©tĂ© lĂ . Pas de plans, indications, schĂ©mas ou de catalogues explicatifs du fonctionnement du mĂ©tier. Un nom du fabricant de peignes – peignier originaire d’IsĂšre. Pas de note sur l’histoire du tissage dans la rĂ©gion ou sur l’empreinte de l’industrie textile dans le village. Nous ne sommes pas dans un musĂ©e, pourtant l’espace est scĂ©nographiĂ© et les objets musĂ©ifiĂ©s, hors d’usage et du temps.

Dans les annĂ©es 1950, l’installation de lavoirs dans le village dĂ©coulait de plans d’urbanisme liĂ©s Ă  l’augmentation du nombre de mĂ©nages et d’habitant·es. Les patrons, souvent maires, faisaient construire lavoirs, sources et fontaines, simultanĂ©ment que se construisaient de nouvelles habitations pour accueillir la masse d’ouvriĂšr·es des usines. Contrairement au lavoir du Mas, dont les canaux maçonnĂ©s de pierres proviennent de l’usine Sainte-Marie, l’édifice de bĂ©ton du lavoir de la rue Peyronnet n’a pas le charme pittoresque conditionnel Ă  sa conservation et valorisation en l’état. Hors d’usage depuis que les logements ont des accĂšs Ă  l’eau courante et sont Ă©quipĂ©s de machines Ă  laver, l’espace du lavoir de la rue Peyronnet a Ă©tĂ© choisi pour cette installation patrimoniale afin de pallier la disparition de la mĂ©moire collective contenue par le patrimoine matĂ©riel des usines.

A l’évocation du lavoir remonte un souvenir de ma rencontre avec Yvette-Vincent.
Yvette-Vincent racontait que petite, elle allait «lessiver le linge le dimanche dans la riviĂšre, Ă  la cascade du Mas. Il fallait guetter parce qu’au-dessus, y avait la boucherie, et des fois les tripes Ă©taient dĂ©versĂ©es directement dans l’eau la riviĂšre. Alors vite vite vite fallait enlever ses draps blancs de l’eau !».
La construction du lavoir, en face de l'immeuble abritant l’appartement familial, avait Ă©tĂ© une bĂ©nĂ©diction. Finis les aller-retours Ă  la riviĂšre. Pour la petite fille qu’était Yvette-Vincent, qui suivait sa mĂšre dans les tĂąches domestiques du dimanche, le lavoir est vite devenu un espace d’imaginaire: la maison des escargots. Tous les jours en partant Ă  l’école, elle allait vĂ©rifier la prĂ©sence de ses prĂ©cieux amis. Une passion tellement forte que sa mĂšre dĂ©cida qu’il en Ă©tait assez, et lui ordonna de les confier Ă  leur voisin. Évidemment, l’enfant ne revit jamais les escargots, «Il a dĂ» les manger !» dit-elle aujourd’hui. À la suite de ces Ă©vĂ©nements, elle fit son entrĂ©e Ă  l’usine. L’enfance Ă©tait terminĂ©e.

Comment donner à voir un passé sans figer un présent?
Les figurants de la vitrine humanisent l’objet qu’est le mĂ©tier Ă  tisser mais dĂ©shumanisent l’histoire ouvriĂšre du village en la rĂ©sumant dans une reproduction figĂ©e. En personnifiant les ouvriĂšr·e·s avec des mannequins «standards» la charge sentimentale et Ă©motionnelle des objets disparaĂźt. Quid de l’odeur, du son, de la lumiĂšre et du jargon? L’histoire locale, contĂ©e et transmise oralement entre gĂ©nĂ©rations – au travers d’anecdotes et de rĂ©cits de vie – est difficilement contextualisable et assimilable pour la nouvelle gĂ©nĂ©ration d’habitants et pour les personnes extĂ©rieures au village. Il faut alors trouver prĂ©texte au dialogue ou bĂ©nĂ©ficier d’une visite commentĂ©e avec un «guide local», ayant le rĂŽle de mĂ©diateur et de porteur de fragments d’histoire, pour parvenir Ă  lire les lieux. Le lavoir, devenu vitrine du patrimoine industriel du village est un objet de dĂ©bat, d’échange, vecteur de conversations, d’interrogations, d’avis et de mobilisations permettant de raviver le dĂ©bat autour de la reprĂ©sentation de l’histoire du village. Faut-il ajouter un cartel?

Je rentre Ă  la maison.
Au loin, le panneau de l’ancien restaurant du Moulin Pinte.
Dans la nuit, les devantures des anciens commerces et restaurants, dĂ©laissĂ©s depuis des annĂ©es, rappellent un passĂ© oĂč le centre du village avait une vie nocturne quotidienne. Aujourd’hui, les rassemblements festifs lĂ©gaux et illĂ©gaux sont organisĂ©s ponctuellement, plutĂŽt dans une mouvance alternative et associative, au samedi Bar – l’étĂ©, dans les anciennes usines, les champs de Taillis-Vert, au camping ou cachĂ©s dans les alentours du village faisant relais nocturne du restaurant des Pies Railleuses et du cafĂ© les ClĂ©s Ă  Molette.
Extinction de l’éclairage Ă  23h30, reprise Ă  6h.