Dans les brumes /Carnet de Terrain
04 octobre 2021, Ă  Paris.
Souvenir de mes 6 ans : Le foulard de soie

Dans un village, dans une rue, chemin Pré-Battoir, dans une maison de pierres jaunes et de briques rouges surplombant la riviÚre du Ternay.

L’entrĂ©e de la maison de mes grands-parents, le paillasson, le carrelage rouge. Au-dessus de ma tĂȘte, les carreaux de verre incrustĂ©s dans le mur de plĂątre blanc laissent des faisceaux de lumiĂšre Ă©clairer un escalier de bois Ă  la rampe massive menant au deuxiĂšme Ă©tage. Je sais qu’à ce deuxiĂšme Ă©tage, dans la chambre, dans l’armoire, au pied des blouses, se trouve une boĂźte Ă  chaussure bleue et blanche et au couvercle rouge.
Dedans des tissus, des fils, des pelotes, des velours, des lacets... Un contenu qui pour moi petite fille fait l’objet de bien peu d’attention: on chiffonne, on dĂ©chire, on jette et laisse flotter dans l’air ses Ă©tranges fragments d’organsin vert et de mousseline rose. La surface du tissu est translucide, irisĂ©e, rĂȘche, elle colle aux doigts. Au contact de ma peau un bruit de craquottement et de froissure.

Ces tissus de soie, ce sont ceux de ma grand-tante Josette, elle les apporte quand elle vient prendre le thĂ© Ă  l’improviste. C’est une grosse dame, bavarde, bonne vivante, commĂšre. Elle est connue de tout le village, elle a l’accent du coin, parle le patois et se dĂ©place en voiture.
Ses cheveux blonds et courts sont mis en plis afin de former des boucles soignĂ©es qui sertissent sa tĂȘte ronde. Maintenant, je me demande si elle utilisait des bigoudis. Elle sourit tout le temps, ça fait ressortir ses pommettes roses.

Depuis la maison, on entend sa voiture arriver dans le chemin, se garer en double fil, pile devant la porte d’entrĂ©e. Elle salue les voisins, Jean-Marc et Éliane Bancel. Mamie nous dit d’aller nous cacher dans le jardin ou dans notre chambre car elle parle beaucoup Josette.
On se cache, elle demande oĂč nous sommes, Mamie dit « ils jouent dans le jardin ». On dit bonjour de loin, Ă©vitant une discussion interminable d’adultes Ă  la table de la cuisine.

Des fois, on va dans l’usine de Josette.
Elle tisse des foulards. Les foulards de la maison. Pour s’occuper, on fait des canettes dans un petit bureau plein de bobines de fils. L’usine est immense, on suit Josette Ă  la trace. Pas le droit de jouer n’importe oĂč. Il y a beaucoup de bruits, une odeur de poussiĂšre, de bois et de mĂ©tal graissĂ©. Dans une grande salle aux vitres flottĂ©es et au parquet tĂąchĂ©, les ouvriĂšres en tablier de travail s’activent d’un mĂ©tier Ă  tisser Ă  l’autre.Tchac tchac, une fois lancĂ©s, les mĂ©tiers tissent tous seuls. Sous les coups des marteaux, les navettes volant de gauche Ă  droite, d’un bout Ă  l’autre du battant. Des fois, les navettes sautent et le mĂ©tier s’arrĂȘte. Josette parle Ă  ses ouvriĂšres, on retourne dans le bureau entre deux Ă©tages, au milieu de l’escalier du couloir d’entrĂ©e. Dehors, Ă  travers le verre irrĂ©gulier des carreaux, on voit d’un cĂŽtĂ©: la riviĂšre, la maison de la potiĂšre, le haut du village (vers Bourg-Argental) et une autre usine, Sainte-Marie. De l’autre, la cour de l’école publique et la rue principale du village, Peyronnet. Le bruit des mĂ©tiers est impressionnant, il nous recouvre, on ne doit rien toucher, les mĂ©tiers sont noirs de graisse et pourtant les ouvriĂšres ont des tabliers impeccables. Le tissu de soie blanc glisse entre leurs mains, elles coupent, pincent, plient. Chacune d’elles veille sur ses mĂ©tiers, ses notes et ses outils. Elles ont leurs boites. Dans le bureau, des rouleaux de soie blanche attendent le dĂ©part, Ă©tiquetĂ©s. On joue Ă  peser les coupes. Josette nous donne des bobines en plastiques bleues, jaunes et roses
 des trĂ©sors. Josette parle fort et est un peu sourde, elle a de grosses mains et des traits de bonne vivante, elle nous montre comment filer et mouliner. On imite. Le fil colle Ă  nos doigts, casse, frise. Sur ses doigts, le fil de soie glisse, s’enroule, se mĂȘle Ă  d’autres brins et s’épaissit.
On peut partir avec des petites chutes de tissu ou des lisiĂšres dĂ©coupĂ©es, certaines sont teintes d’autres viennent de tomber des mĂ©tiers.

Depuis quelques annĂ©es, l’usine s’est arrĂȘtĂ©e et Josette est morte. Les tissus sont dans la boite, au fond de l’armoire, rangĂ©s sous les anciennes blouses de travail.
Maintenant, je les trouve beaux. Vieillots mais beaux.
Dans la boite, ce sont les sons de l’usine qui rĂ©sonnent.