Dans les brumes /Carnet de Terrain
19 septembre 2021, Ă  Saint-Julien-Molin-Molette.
Visages de village

Je suis descendue Ă  Lyon l’avant-veille, et arrivĂ©e Ă  Saint-Julien-Molin-Molette la veille, afin de passer quelques jours avec ma grand-mĂšre, Jacqueline, dans la maison familiale. Nous avons dans l’aprĂšs-midi la visite de l’ancienne usine de tissages Perrier-Schmelzle.

Le matin, je fais des tours du village afin de faire remonter des souvenirs liĂ©s au tissage. Pour me remĂ©morer le village avant que les derniĂšres soieries n’arrĂȘtent leur activitĂ©, j’essaye de repĂ©rer tous les lieux pouvant avoir un lien avec l’activitĂ© textile. Je traverse les principales rues une Ă  une pour deviner les usages des bĂątiments anciens qui parsĂšment le village. J’analyse les portes, les dimensions des fenĂȘtres, les diffĂ©rentes techniques de construction pour essayer de me faire mon fil chronologique du dĂ©veloppement du village. Je cherche, je note, je cartographie. Sous cet angle, les lieux qui me semblaient si familiers deviennent des sources de questionnements et me paraissent de plus en plus Ă©nigmatiques. Certains sont des propriĂ©tĂ©s privĂ©es sur des chemins oĂč j’hĂ©site Ă  m’aventurer, d’autres ont Ă©tĂ© recouverts de crĂ©pi et transformĂ©s voir dĂ©molis ou laissĂ©s Ă  l’état de friches, je ne les situe que grĂące Ă  des souvenirs lointains ou des brides de rĂ©cits familiaux.

DerriĂšre les fenĂȘtres du village, je vois des silhouettes qui guettent et m’observent, des visages fugaces, tapis dans l’intime. L’appareil photo pendu Ă  mon cou, j’ai l’impression de porter une balise clignotante m’étiquetant comme touriste, agente immobiliĂšre ou curiositĂ© Ă  surveiller au milieu des rues vides. Par moments, je croise Ă  travers mon objectif un regard. J’aimerais bien ĂȘtre invisible. Je range mon appareil, intimidĂ©e par toutes les fenĂȘtres et les potentiels interlocuteurs Ă  qui je ne sais quoi dire. Il me faut plus de temps au sein du village pour me sentir prĂȘte Ă  entrer en contact avec ces personnes dont je connais les visages mais que je ne sais pas nommer. Elles sauront me raconter le village, c’est sĂ»r.

À 14h, avec mamie, nous nous rendons Ă  l’usine pour la visite. J’ai une petite boule au ventre Ă  l’idĂ©e de retourner dans un lieu qui me semble familier sans pour autant l’ĂȘtre. Je sais qu’il aura changĂ©. Mes souvenirs d’enfance, constructions mentales dĂ©formĂ©es par le temps et influencĂ©es par les rĂ©cits de mes proches, pleines d’imprĂ©cisions et de mĂ©connaissances, seront confrontĂ©s Ă  la rĂ©alitĂ© et au changement. Ma grand-mĂšre porte un foulard de soie. Lorsque nous arrivons, une file s’est formĂ©e devant l’entrĂ©e de l’usine, derriĂšre un bureau avec une cagnotte se trouve Delphine Gaud, l’actuelle propriĂ©taire. La visite commence, des images reviennent Ă  ma grand-mĂšre qui passe devant les Ɠuvres sans les voir et commente les mĂ©tiers Ă  tisser, cantres et ourdissoirs.
J’enregistre. Je n’ai pas pris d’appareil photo.

À la fin de la visite, je vais demander Ă  Delphine s’il est possible de revenir rĂ©aliser un entretien avec elle, et visiter de nouveau le lieu pour prendre quelques photos.