Dans les brumes /Carnet de Terrain
3 mars 2022, 11h, Ă  Tournai, Belgique.
Musée de la richesse et musée de la pauvreté.
Entretien avec Jacky Legge, directeur et conservateur du Musée du Folklore et des Imaginaires de Tournai.


À la suite des premiĂšres captations audios et vidĂ©os des savoir-faire prĂ©sents Ă  Saint-Julien-Molin-Molette, je me pose la question de l’intĂ©gration de cette collection au sein du territoire. La captation numĂ©rique me permet de dupliquer, faire voyager en quelques instants ma collecte d’un bout Ă  l’autre de la France et de crĂ©er des collages thĂ©matiques autour de mon sujet d’étude. La collecte est un prĂ©texte au dĂ©bat, Ă  l’échange et Ă  la rĂ©union. La curiositĂ© suscitĂ©e par l’amassement d’objets, de lieux, d’anecdotes, produit des rencontres. Ainsi, la forme donnĂ©e Ă  l’apprĂ©hension de la collecte influe sur la perception de cette derniĂšre.
Mais comment donner Ă  voir sans mettre en scĂšne une construction mentale unilatĂ©rale? Comment faire naĂźtre l’intĂ©rĂȘt sans dĂ©former, exagĂ©rer, artificialiser ou stigmatiser? Transmettre en rendant visibles certains aspects de l’identitĂ© locale indĂ©pendamment de leur contexte d’origine ne risque-t-il pas de crĂ©er une nostalgie et une idĂ©alisation d’un passĂ©? Et Ă  l’inverse, focaliser l’attention des visiteurs sur certains types d’objets, de lieux et de pratiques ne risque-t-il pas d’invisibiliser et empĂȘcher la formation de nouvelles particularitĂ©s locales. Lors du prĂ©lĂšvement se pose la question de l’identitĂ©, de l’interprĂ©tation et ainsi du folklore.

Le folklore local, par des traditions rĂ©pĂ©tĂ©es et rĂ©interprĂ©tĂ©es par les gĂ©nĂ©rations successives, est un outil de conservation de l’identitĂ© d’un territoire par l’expĂ©rience collective. C’est la dĂ©finition qu’en donne Jean-Marie Gallais, responsable du pĂŽle programmation du Centre Pompidou Metz dans l’émission Le cours de l’Histoire portant sur «Le folklore pour comprendre le futur, Ă  Pompidou-Metz.».
Le folklore, profane, se matĂ©rialise sous forme de gestes et d’objets rituels transmis entre individus d’un groupe lors d’évĂ©nements, souvent festifs. Ainsi, les manifestations folkloriques ne sont-elles pas une dĂ©formation volontaire de l’histoire collective visant Ă  prĂ©server dans le temps les mĂ©moires et cultures populaires d’un territoire face Ă  la grande Histoire nationale et «universelle»? Se pourrait-il que l’histoire d’un territoire s’inscrive dans ses objets, rites et lieux plutĂŽt que par l’écrit.

À Tournai, ville situĂ©e entre les Hauts de France et Bruxelles, je suis en rĂ©sidence au MusĂ©e des Arts Textiles et de la Tapisserie en tant qu’artiste-designer pendant quelques mois. Dans cette ville se trouve un musĂ©e oĂč sont exposĂ©s objets de folklore et Ɠuvres d’arts. Le commissariat du musĂ©e rĂ©pond Ă  cette devise «Tout ce qui touche Ă  Tournai ou Ă  un habitant de Tournai est Tournai.». La collection du musĂ©e en perpĂ©tuelle extension dresse un portrait des Ă©volutions socio-Ă©conomiques de la ville mises en scĂšne au travers des objets appartenant Ă  ses habitant·es.

La grande porte mĂ©diĂ©vale du musĂ©e du Folklore grince. Le musĂ©e du Folklore et des Imaginaires se situe dans le centre ancien de Tournai. Au rez-de-chaussĂ©e du musĂ©e, des scĂšnes de la vie quotidienne sont reconstituĂ©es au sein de micro-espaces simulant Ă  la maniĂšre de dĂ©cors de thĂ©Ăątre un atelier, un intĂ©rieur typique tournaisien, une boutique... Autour dans les vitrines, des objets de diffĂ©rentes Ă©poques sont collectĂ©s et agencĂ©s de maniĂšre Ă  venir cotoyer des Ɠuvres d’artistes contemporains. Des cartes anciennes de la ville de Tournai sont maquettĂ©es et complĂ©tĂ©es par des tableaux de paysages peints par des artistes et amateurs locaux.

Jacky Legge, directeur du musĂ©e, ĂągĂ© d’une soixantaine d'annĂ©es, m’attend dans son bureau oĂč sont entreposĂ©es les derniĂšres trouvailles du musĂ©e.

«Au dĂ©but, le musĂ©e Ă©tait un conservatoire des savoir-faire liĂ©s au travail et Ă  l’artisanat, plutĂŽt manuels. Et puis, le musĂ©e a eu besoin de garder traces de ce qui fait exister et pĂ©rennise un folklore dans une ville, comme: les fĂȘtes, les personnages historiques, les ordres religieux
 À cela s’ajoute la subjectivitĂ© du conservateur et la politique de la ville vis-Ă -vis du Patrimoine et de la Culture. Moi par exemple, je me prĂ©occupe peu du religieux. Car Ă  Tournai, il y a dĂ©jĂ  une cathĂ©drale avec son propre musĂ©e. Il faut tenir compte de l’environnement dans lequel s’inscrit un musĂ©e. Mon slogan c’est «plus le musĂ©e sera Tournaisien plus il sera universel», les gens cherchent Ă  dĂ©couvrir une identitĂ© rĂ©gionale. Les touristes veulent dĂ©couvrir ce qu’ils n’ont pas chez eux habituellement. Ils vont Ă  la recherche de ce qu’ils ne connaissent pas. Mais ce que j’adore c’est quand des Tournaisiens disent «j’ai connu ça, j’ai cet objet au grenier.».

Le folklore, ce sont toutes les manifestations du patrimoine, matĂ©rielles comme immatĂ©rielles. Le sens de l’objet ou de la coutume apparaĂźt au croisement entre contexte, protagonistes et usages. Le folklore ne doit pas ĂȘtre cristallisĂ© dans une identitĂ© datĂ©e. Il faut plusieurs lectures des objets, Ă  diffĂ©rents temps et via diffĂ©rentes thĂ©matiques. La collection du musĂ©e s’ancre dans la vie culturelle de son territoire, il y a un engagement du musĂ©e Ă  s’inscrire dans l’histoire locale.

Mais comment, en tant que conservateur de musĂ©e, comprendre l’histoire du territoire? Le conservateur doit collecter de la matiĂšre pour garder le musĂ©e vivant et actuel. Il doit ĂȘtre en lien avec les institutions, les historiens locaux et les habitant·es. Capter le patrimoine oral est souvent un point de dĂ©part. Pour ma part, je ne peux vivre que lĂ  oĂč je me sens faire partie de la rĂ©alitĂ© locale. Par exemple, je suis aussi conservateur du cimetiĂšre de Tournai. J’ai organisĂ© une exposition en invitant des artistes Ă  faire des installations prĂšs des tombes. À la suite de l’exposition, certaines personnes ont commandĂ© des Ɠuvres pour leurs tombes personnelles aux artistes.»

Dans les vitrines autour de nous, des objets de toutes sortes, des Ɠuvres, d’anciens outils et machines, des livres, des habits, des prospectus et posters
 pas de cartels. L’agencement des vitrines crĂ©e des compositions Ă©nigmatiques, l’interprĂ©tation est laissĂ©e libre.

“Il faut que je vous montre les derniĂšres acquisitions qui viennent d’arriver au musĂ©e ce weekend, c’est incroyable. Nous avons reçu des cloches de Tournai, rĂ©alisĂ©es par d’anciens fondeurs Tournaisiens. Et dimanche, je suis allĂ© chercher ceci: des ceintures en chambre Ă  air. Et enfin, des gravures marouflĂ©es Ă  l’intĂ©rieur de moules.

Il y a des objets qui viennent de collections privĂ©es de collectionneurs, les personnes ont conscience de leur valeur. Mais souvent, je dĂ©niche des objets que les gens ne voient pas, qu’ils vont jeter.

Le folklore, c’est trĂšs subjectif, il y a souvent un rapport familial, est-ce que c’est un objet intime? Beaucoup d’objets sont dĂ©couverts au moment des dĂ©cĂšs, lors des vide-maisons. Il y a beaucoup de feeling. Si l’objet est une production locale, qu’il vient d’une maison Tournaisienne, je le prends d’office. Mon avantage, c’est que je connais bien la ville et la rĂ©gion, je sens assez facilement en quoi ça concerne les gens d’ici.

Lorsque je dĂ©niche un objet, je note certaines informations: le rapport au propriĂ©taire, par exemple «objet ayant appartenu Ă  la grand-mĂšre maternelle». J’essaye de mettre le maximum de choses dans l’inventaire Ă©lectronique, qui est disponible Ă  tous sur PROSITEC. Le sentimental entre Ă©videmment en jeu. Toutes les piĂšces qui entrent dans la collection doivent ĂȘtre inventoriĂ©es, nous sommes Ă  plus de 10 200 piĂšces dĂ©crites dans l’inventaire. Par rapport Ă  l’inventaire, il y a 8000 objets en contact avec le public. On a la description pure et simple, et d’autres sections beaucoup plus explicatives selon chaque objet. Le contexte social et politique par exemple. La ligne de temps dĂ©marre en 1800, il y a des rĂšgles gĂ©nĂ©rales mais j’ai des exceptions, certains objets sont tellement forts et tellement beaux. L’objet le plus rĂ©cent date d’hier, par exemple les bouteilles de biĂšre. Il y a beaucoup d’instinct dans le choix des objets. Souvent je rassemble des objets de l’inventaire puis je laisse la scĂ©nographie Ă  des tiers. Pour moi, c’est une redĂ©couverte aussi. On change presque tous les jours les objets de place.

L’essentiel c’est le dialogue entre les objets, il faut crĂ©er du lien, c’est pour ça qu’il y a plusieurs objets de la mĂȘme famille, j’aime que les gens puissent comparer. On est dans un rapport anthropologique, on met en avant le lien entre une sociĂ©tĂ©, ses pratiques et ses objets. Dans le musĂ©e, l’exposition d'Ɠuvres d’art ne m’intĂ©resse pas. L’Ɠuvre d’art ne m’intĂ©resse que par son dialogue avec les objets qui l’entourent. Le dialogue peut ĂȘtre crĂ©Ă© par typologies d’objets, par couleurs, par histoires... Les objets sont rassemblĂ©s pour raconter des histoires.

Pour les vitrines, on est en train de rĂ©aliser des cartels sur l’esprit des sections d’objets, dessiner un fil conducteur, un dĂ©but de narration
 mais je ne veux pas faire de cartels objet par objet. D’habitude quand j’ajoute des objets dans les vitrines, j’en retire d’autres.

À partir du moment oĂč un objet entre dans les collections, il est inaliĂ©nable.
Quand un objet est classifiĂ©, seuls les restaurateurs peuvent toucher l’objet.
Il y a quelques objets que je n’ai pas classifiĂ© comme piĂšces de musĂ©e et que j’ai donnĂ© au service pĂ©dagogique pour qu’ils puissent ĂȘtre manipulĂ©s par les visiteurs. Il faut se dire que l’objet devient un support pĂ©dagogique manipulable.

Quand je vois un objet d’un donateur qui a plus de sens qu’un objet dĂ©jĂ  prĂ©sent dans les vitrines, je sors l’objet de la vitrine et il retourne Ă  l’inventaire. Certains objets sont aussi prĂȘtĂ©s Ă  d’autres musĂ©es. Il y a Ă©normĂ©ment d’objets que je dĂ©couvre en allant les chercher chez les gens et que je dirige vers d’autres musĂ©es. Des fois, je prĂ©fĂšre laisser l’objet en libertĂ© dans son milieu, si je sais qu’il va dormir dans la cave d’un musĂ©e par la suite. L’avantage, c’est que mĂȘme si un objet dort ici, il est inventoriĂ©. Mais un objet inventoriĂ© entre dans la collection, il ne retrouvera donc pas sa valeur d’usage. À moins de faire un dĂ©pĂŽt, et dans ce cas l’objet peut repartir Ă  son propriĂ©taire. Il y a tout un cadre administratif Ă  prendre en compte.

La restauration d’un objet est aussi un sujet complexe. Au musĂ©e, on fait de la restauration lĂ©gĂšre, rĂ©versible. Autrefois, la restauration devait disparaĂźtre, se fondre Ă  l’objet.

Aujourd’hui, la partie restaurĂ©e doit ĂȘtre identifiable. La premiĂšre opĂ©ration est celle de nettoyage, la deuxiĂšme est de prĂ©server l’objet dans son entiĂšretĂ©. S’il est cassĂ© il faut le recoller mais de façon apparente. L’usure, et l’usage doivent rester, on doit voir les manipulations des personnes qui l’ont utilisĂ©es car ça participe Ă  l’histoire de l’objet. Au musĂ©e, on essaye de faire en sorte que les objets mĂ©caniques soient en Ă©tat de fonctionner, pour pouvoir faire des dĂ©monstrations. C’est un restaurateur passionnĂ© qui vient examiner les nouvelles acquisitions et poser un diagnostic. Si des Ă©lĂ©ments doivent ĂȘtre remplacĂ©s on en discute. On tend Ă  faire une restauration Ă  l’identique. Sur ces moules Ă  spĂ©culoos par exemple, le restaurateur a rĂ©unifiĂ© la couleur mais les cassures se perçoivent encore. Ce qui est sale et ce qui est cassĂ© ne fait pas partie du musĂ©e.

Mais certains objets ne peuvent pas ĂȘtre classifiĂ©s et donc pas ĂȘtre sauvegardĂ©s.
Par exemple, on a le problĂšme des portes d’entrĂ©e des façades de maisons tournaisiennes. Beaucoup de portes sont ornĂ©es de boiseries. Ce sont des objets avec une forte valeur patrimoniale. Avec les nouvelles normes d’isolation thermique des bĂątiments, ces portes doivent ĂȘtre remplacĂ©es, mais elles font partie du patrimoine architectural et de l’identitĂ© de la ville. Donc comment respecter les normes, l’histoire et l’esthĂ©tique? Pour garder une trace de l’histoire, engager une mission photographique a du sens. Certaines portes mĂ©ritent d’ĂȘtre conservĂ©es, mais d’autres ont leur sens parce qu’elles se trouvent sur une maison qui fait partie d’un groupe, d’une entitĂ©. Une porte a tout son sens dans son usage. Si la porte est isolĂ©e de sa façade et de sa rue d’origine, elle perd de son intĂ©rĂȘt. À moins d’avoir un statut dĂ©monstratif d’un savoir-faire et donc d’ĂȘtre accompagnĂ©e d’une mĂ©diation

L’architecture et le patrimoine oral sont des domaines nĂ©cessaires Ă  l’apprĂ©hension d’un territoire, ce sont les reflets de l’histoire locale. Mais ces domaines sont difficilement musĂ©ifiables, c’est pourquoi prĂ©lever un objet et noter son contexte pour inventorier me semble nĂ©cessaire. L’objet est un prĂ©texte, dans le musĂ©e, il permet de dresser le portrait Ă©conomique, politique, socio-culturel d’un territoire et d’une sociĂ©tĂ© Ă  une pĂ©riode. Dans les objets du musĂ©e se reflĂštent le territoire et les rĂ©cits de vie. ”

Les cloches de la cathédrale résonnent. Il est midi, le musée ferme ses portes.