Dans les brumes /Carnet de Terrain
22 novembre 2021, Ă  Saint-Julien-Molin-Molette.
Fumée
l’incendie de l’usine Blanc.


Il fait nuit, j’ai passĂ© la matinĂ©e puis l’aprĂšs-midi Ă  prendre des photos du village, Ă©crire des mails, faire du vĂ©lo, retoucher les photos sĂ©lectionnĂ©es, cuisiner, lire. Minuit sonne, je ne suis pas fatiguĂ©e. Je monte Ă  l’étage, laissant le carrelage froid de la cuisine et la lumiĂšre blanche du salon pour le vieux parquet et la lumiĂšre chaude de la chambre. Le papier peint, dĂ©lavĂ© par le soleil, fleurit en amas de feuilles et bouquets. J’aime chercher les raccords et les rĂ©pĂ©titions. Lui qui me faisait si peur petite m’apaise aujourd’hui. Fini ces peurs enfantines, irrationnelles, fantasques, oĂč des monstres surgissaient de cette brousse murale Ă  chaque sĂ©jour dans cette maison «vivante». J’entends la riviĂšre dehors et le silence. L’éclairage public s’est Ă©teint, par la fenĂȘtre seuls les points de lumiĂšre des usines habitĂ©es et des Ă©toiles dĂ©limitent l’espace. C’est paisible, silencieux.
Le feu de la veille a chauffĂ© le conduit de cheminĂ©e qui passe par la chambre. En travers du lit, adossĂ©e au mur, je profite de la chaleur qui en Ă©mane. Je suis happĂ©e par l’écran de mon ordinateur. Un craquement me fait lever la tĂȘte. Un poing d’angoisse dans l’estomac. Dans la maison?
DerriÚre les rideaux, un étrange reflet. Une ligne orangée luit.
Je m’approche, Ă©carte le voilage blanc.
Une charpente d’un rouge incandescent dĂ©coupe l’horizon, des flammes gigantesques chatouillent les Ă©toiles, des confettis de feu portĂ©s par le vent s’envolent sur le village, l’odeur de fumĂ©e s’insinue dans la maison.
À part le crĂ©pitement, le silence. Je vois des silhouettes aux fenĂȘtres de l’usine d’en face, Sainte-Marthe, le reste du village reste tapi dans le noir. HĂ©sitation. Les secours? Attendre? Regarder? OĂč? Partir? Quel numĂ©ro? J’appelle les pompiers, deux longs bips, les pompiers de la Loire, une voix, un jeune, pourquoi j’appelle? «Un incendie, Ă  Saint-Julien-Molin-Molette...», il me coupe «On est au courant, merci.», «Ah ok, merci, bonne soirĂ©e», je raccroche, politesse bĂȘte. Je ne sais pas quoi faire. Je monte Ă  l’étage. À la petite fenĂȘtre, j’essaye de situer l’incendie. La lumiĂšre bleue d’une ambulance Ă©claire le chemin des usines. Elle part loin des flammes, disparait.
Les flammes montent encore. Je prends une photo, j’essaye de filmer la fumĂ©e. Je suis triste et fascinĂ©e.
Je pense que c’est l’ancienne usine Blanc, au centre du village, celle en face de la Salle des fĂȘtes et du CinĂ©ma, avec la cheminĂ©e en briques rouges et la rotonde. Je l’ai prise en photo ce matin en me baladant. Samedi dernier, il y avait un groupe local, «Les MĂ©canos, chant et outillage» en concert, invitĂ© par l’Association Viva Moletane qui montait sur la scĂšne de la salle des fĂȘtes. Et dimanche, au rez-de-chaussĂ©e de l’usine, dans les locaux de l’ancienne brasserie, une vente de vĂȘtements d’hiver Ă  prix libre, je m’étais dit que j’y passerais le lendemain.
L’étĂ© dernier, lors d’une promenade jusqu’au multisport avec des amis, en passant dans la montĂ©e des Fabriques, on avait failli coincer un ballon de basket sur le toit de tuiles de l’usine, derriĂšre la cheminĂ©e. Victor, SolĂšne, Thomas, Ulysse et Juliette avaient zyeutĂ© l’atelier de l’usine Ă  Bois derriĂšre les carreaux poussiĂ©reux des vitres de la rotonde. Une section de bois attendait de prendre forme sur un tour de menuisier, les outils disposĂ©s sur l’établi Ă  cĂŽtĂ©. Traces de vie et de passage rĂ©cent au cƓur de ce bĂątiment ancien dont la cour est laissĂ©e en friche. La porte de l’atelier menuiserie donne sur le virage de la montĂ©e des Fabriques, la peinture de la porte en bois s’écaille et la serrure rouillĂ©e est de celles qui s’actionnent avec une de ces longues clĂ©s sculptĂ©es, brunies par le temps. Les vieilles vitres sont montĂ©es sur chĂąssis de mĂ©tal dĂ©coupant le paysage en une multitude de rectangles, certains carreaux sont manquants, d’autres calfeutrĂ©s par des bĂąches ou brisĂ©s, laissant croire Ă  un lieu Ă  l’abandon, tĂ©moin d’une activitĂ© passĂ©e et soumis aux dĂ©gĂąts du temps.
Dans l’aile supĂ©rieure, La Brasserie du Pilat avait entamĂ© son activitĂ© dans les annĂ©es 2000, avant de s’agrandir et de dĂ©mĂ©nager Ă  l’entrĂ©e du village, dans la zone artisanale, il y a quelques annĂ©es.
La montĂ©e des Fabriques Ă©tait celle pour laquelle je devais, petite, Ă  vĂ©lo, prendre de l’élan dĂšs l’Avenue des Ateliers
 reprendre mon souffle sur le parking de la Salle des fĂȘtes Ă  mi-chemin, puis passer la rotonde et terminer debout jusqu’au Chemin des Usines. Une des Ă©tapes du tour du village. DrĂŽles de souvenirs, vagues.

Dans la maison, l’électricitĂ© saute. Il n’y a plus que la nuit et le rougeoiement de l’incendie. Le village reste paisible, je me demande si tout le monde dort. Mes sources de lumiĂšres sont mon appareil photo, mon tĂ©lĂ©phone, et ma frontale. Et si le village avait Ă©tĂ© Ă©vacuĂ©? Personne ne sait que la maison oĂč je suis est occupĂ©e actuellement

J’appelle mon pĂšre, il est 2h du matin. Il dort? Je vais chercher la dynamo du tiroir de la cuisine, et une bougie au cas oĂč. Deux sonneries. Je me rhabille chaudement, me couvre. Sans Ă©lectricitĂ©, le chauffage coupĂ©, la tempĂ©rature chute immĂ©diatement. Il fait 15°C. Trois sonneries, mon pĂšre dĂ©croche. PostĂ©e derriĂšre la fenĂȘtre du salon, je parle de ma journĂ©e de demain tout en dĂ©crivant l’incendie. De l’autre cĂŽtĂ© de la vitre, les pompiers sortent l’échelle, abattent un arbre. La charpente s’écroule dans un bruit mou, son mouvement est ralenti comme portĂ© par l’air. Un nuage de cendres s’élĂšve. Je me demande si des gens habitent les lieux, l’usine Ă©tait en piteux Ă©tat, sĂ»rement hors de toutes normes. L’incendie est peut-ĂȘtre dĂ» Ă  l’ancienne installation Ă©lectrique, triphasĂ©e. Une odeur de fioul arrive Ă  moi, je panique, la cuve de la cave? Je sors dans le jardin, l’air sent le bois et l’essence. Le halo orange donne une impression de chaleur, mes joues me brĂ»lent et mon souffle produit de la vapeur. Rassurants et protecteurs, la riviĂšre et les murs de pierres me sĂ©parent de la rive de l’incendie. Des Ă©tincelles flottent jusqu’à moi. Je me sens mieux Ă  l’extĂ©rieur. J’éteins ma lampe. La voix de mon pĂšre dans le haut-parleur me demande ce qu’il se passe maintenant. Je me rends compte que ça fait un moment que je ne parle plus.
LĂ -bas, les flammes redoublent. Le bip du camion qui manƓuvre s’énerve.
Sous la maison, j’ouvre la porte de la cave, hume, ça sent la terre. L’odeur de fioul vient du dehors.
Dans le jardin, les braises volent, l’usine est partout. Les pompiers se crient des instructions. L’eau jaillit. Je rentre, un peu shootĂ©e par ces odeurs toxiques.

Le feu se calme, peu à peu maßtrisé. Je raccroche.
Dehors, le nuage de fumĂ©e ne tourbillonne plus sur lui-mĂȘme, le voile se dissout.
Je reste encore un peu Ă  la fenĂȘtre, j’ai peur qu’à partir d’une braise envolĂ©e, le feu se propage aux maisons adjacentes. Je suis dĂ©boussolĂ©e, le temps a filĂ©.

Il est 4h. Il fait 10°C. Je dois dormir. J’empile les couvertures de plumes, me blottis dessous. Aux vitres, la buĂ©e et la condensation attĂ©nuent la lumiĂšre du dehors. Je prĂ©fĂšre ne pas fermer les rideaux. Je me demande ce qu’il restera demain. L’odeur de l’essence est toujours lĂ .