Dans les brumes /Carnet de Terrain
2021 – 2022.
Archives oubliées et trous de mémoire,
donner Ă  voir l’immatĂ©riel, quelle valeur pour la recherche par le design?


Durant l’annĂ©e, j’ai participĂ© Ă  la captation photographique et vidĂ©o d’un des savoir-faire du Parc Naturel RĂ©gional du Pilat. Je descends plusieurs fois, Ă  mes frais, rencontrer avec Didier des acteurs locaux. Je ne suis pas rĂ©munĂ©rĂ©e, mais peux suivre dans leurs dĂ©marches les membres du Parc dont la mission est de dĂ©velopper le territoire en produisant de «l’attractivité» par la culture et la valorisation du patrimoine. Ces projets sont financĂ©s par enveloppes, sur appel Ă  projets et bourses proposĂ©es par la DRAC et donc l’État. Beaucoup sont des expĂ©rimentations et des recherches, peu de rĂ©sultats sont visibles et accessibles pour les habitant·es des communes. Les contenus produits sont souvent stockĂ©s sur les serveurs du Parc, mais faute d’employé·e·s et de temps dĂ©diĂ©s Ă  la mise en forme de ces contenus, beaucoup tombent dans l’oubli.

En juin, lors de la visite de l’entreprise Goutarel et du RDV au sein de la maison du Parc, Didier m’a montrĂ©e le fonds d’archives documentaires rĂ©alisĂ© par le Parc ces derniĂšres annĂ©es. Ce dernier rassemble sur un serveur une carte des lieux de patrimoine recensĂ©s au sein du PNR par des stagiaires estivaux en architecture et anthropologie, des phrases et informations incomplĂštes, des photos mal cadrĂ©es et pixĂ©lisĂ©es
 les fiches complĂ©tĂ©es au fil des promenades sont difficilement dĂ©chiffrables. De plus, il est frappant qu’aucun guide local ou habitant n’a commentĂ© ou accompagnĂ© les visites des lieux. Choisis pour leur valeur esthĂ©tique et leur aspect «ancien», les lieux sont dĂ©connectĂ©s de l’histoire locale, simplement prĂ©levĂ©s. De plus, l’interface ressemble Ă  un tableur Excel mal organisĂ© et difficile Ă  prendre en main.
«C’est l’informaticien du Parc qui l’a codĂ©, mais il n’a plus trop le temps d’avancer parce qu’il doit aussi mettre Ă  jour le site du Parc et organiser les ressources du serveur. Et puis, on ne sait pas trop quoi lui demander, on reçoit une quantitĂ© d’informations mais on n’a pas les moyens et les outils pour rĂ©ellement les trier et documenter.» prĂ©cise Didier. «Ce qui m’inquiĂšte, c’est que je sais que c’est lĂ , mais dans un an, Ă  ma retraite, je ne suis pas sĂ»r que mon ou ma remplaçant·e aura en tĂȘte tous les contacts au sein des communes et toutes les connexions entre histoires des communes et habitants.». Il me propose un service civique ou un stage au sein du Parc, Ă  raison de quatre jours par semaine Ă  PĂ©lussin. Je refuse poliment.

«Ton mĂ©moire serait trĂšs intĂ©ressant pour le Parc, mais on n’a pas les moyens de payer Ă  la mission, on dĂ©pend de l’État, et l’enveloppe de financement de la DRAC couvre uniquement le partenariat avec K-Process – l’entreprise fournissant les lunettes et le logiciel de captation vidĂ©o – et la crĂ©ation de la marque les Jacquardaires par une agence de design parisienne afin de relancer une production locale avec les entreprises textiles encore actives du Parc.». Pour valoriser le patrimoine, le Parc Naturel RĂ©gional dĂ©pense plus de vingt mille euros dans la crĂ©ation d’une marque et d’une gamme de sacs de luxe – dont le dĂ©veloppement Ă©conomique me semble incertain du fait du contexte de production et de diffusion (Ă©loignement des diffĂ©rents lieux de production nĂ©cessaires Ă  la rĂ©alisation d’un sac et faible nombre de relais de diffusion, majoritairement les boutiques des musĂ©es locaux et offices du tourisme.

Pourtant, depuis les premiĂšres captations, Didier me dit plusieurs fois «ton appareil prend de trĂšs bonnes photos.», «tes vidĂ©os sont mieux que celles des lunettes, pourras-tu me les envoyer?». Je me retrouve face Ă  un dilemme: entre conscience de la valeur de mon travail et de la nĂ©cessitĂ© d’une contractualisation ou de la dĂ©finition d’une mission afin d’en assurer la reconnaissance dans un cadre lĂ©gal et la lĂ©gitimitĂ© aux yeux des institutions territoriales. Et d’un autre cĂŽtĂ©, l’envie d’aider au dĂ©veloppement de projets locaux en m’engageant en tant que designer au sein d’un territoire auquel je suis attachĂ©e et oĂč je commence Ă  trouver mes marques, mais de maniĂšre totalement bĂ©nĂ©vole. Les textes, entretiens, photos et vidĂ©os que je rĂ©alise peuvent Ă©tayer le dossier dĂ©posĂ© par le Parc Ă  la Fondation du Patrimoine. Mais il est difficile de donner une valeur au travail de rencontres, de collecte, Ă  la conception d’un systĂšme d’archives en mouvement et Ă  la mise en forme des liens entre objets, lieux, savoir-faire et rĂ©cits des habitant·es. La cartographie du territoire demande un temps d’immersion et de mise en forme difficile Ă  expliquer, rendre visible et quantifier. Travailler sur la mĂ©moire et le patrimoine immatĂ©riel me place Ă  la jonction entre le domaine du privĂ© – de l’intime – et du bien commun – de la collectivitĂ©. Les politiques publiques ont pris conscience des bĂ©nĂ©fices Ă©conomiques et sociaux produits par l’archivage de l’histoire et des savoir-faire locaux pour le dĂ©veloppement futur du territoire, cependant elles s’appuient sur des groupes de volontaires et des associations de citoyen·nes bĂ©nĂ©voles sans fournir de financements adĂ©quats.
Les habitant·es sont en avance par rapport aux politiques publiques. Les habitant·es veulent comprendre et participer au dĂ©veloppement de leur commune, les politiques publiques devraient accompagner ces initiatives et leur permettre de se pĂ©renniser. Les outils du designer aident Ă  apprĂ©hender et comprendre un territoire construit en rĂ©seau Ă  partir d’un savoir-faire, ici textile. Mais les petites institutions du territoire ne semblent pas encore formĂ©es pour accueillir, accompagner et financer la recherche par le faire, dont la forme se construit dans un dialogue avec les habitant·es Ă  mesure de l’enquĂȘte de terrain. Les formes de restitution Ă  destination des habitant·es tout autant que des chercheurses peuvent sembler peu acadĂ©miques, et sont parfois mĂ©prisĂ©es par le monde de la recherche. Pourtant, elles constituent un terreau pouvant servir Ă  l’élaboration des futurs du territoire. Le systĂšme de dĂ©cisions et financements de l’État ne permet pas de dĂ©bloquer des fonds «à la demande» pour faire se rencontrer sociologues, anthropologues, designers et acteurs locaux? Pourtant les petites institutions locales sont demandeuses d’accompagnement et d’outils permettant de faire histoire commune.

Une archive en mouvement, nourrie dans le temps, permet de cartographier par croisement d’entrĂ©es et de points d’intĂ©rĂȘts les dynamiques territoriales. Par la mise en commun des ressources, cette plateforme que j’ai l’intention de proposer au terme de ces repĂ©rages de terrain peut ĂȘtre un relai de prĂ©sentation, d’information et de mĂ©diation Ă  destination des habitant·es, guides amateur·ices, historien·nes locaux, chercheur·ses, institutions mais aussi des touristes et personnes extĂ©rieures au village et Ă  la rĂ©gion.