14 décembre 2021, à Saint-Julien-Molin-Molette.
Les yeux dans les doigts et le mythe de la soie.
8h.
Lâobjectif de ma matinĂ©e est de me rendre au
Moulinage Barou afin de rencontrer lâartisan homonyme.
Je connais lâexistence du Moulinage par trois facteurs:
â le panneau, aux couleurs criantes, vert dâeau, rouge et jaune, prĂ©sent devant
la manufacture Barou, que je vois Ă chaque aller-retour Ă SJMM, par la route de Maclas.
â par
Hubert Sage, qui mâa confiĂ© quâen plus de conserver dâanciennes machines, les deux frĂšres Barou ont prĂ©servĂ©
un ancien moulin et sa roue, plus ou moins fonctionnel mais digne dâintĂ©rĂȘt pour les fĂ©rus dâhistoire, de mĂ©caniques et dâingĂ©nierie. «Contacte-les de ma part, ils me connaissent bien».
â et enfin, un matin de lâĂ©tĂ© dernier, jâavais piochĂ© dans la pile de flyers de
la Boulangerie - parmi ceux des trottinettes tous-terrains, gites locaux, et fromages AOP - un dépliant au graphisme bricolé: celui du Moulinage Barou à Lupé. Sur le dépliant,
des foulards de soie photoshopĂ©s, au dĂ©tourage tremblotant, flottent sur le fond blanc dâun papier glacĂ© de mauvaise qualitĂ©, une grosse typo dĂ©formĂ©e aux couleurs flashs annonce «ouvert tous les dimanches du mois et sur RDV.».
En octobre, Ă vĂ©lo, jâavais dĂ©jĂ essayĂ© de me rendre au Moulinage. Mais aprĂšs une heure de pĂ©dalage sur route vallonnĂ©e, jâĂ©tais arrivĂ©e devant un entrepĂŽt fermĂ©, son enseigne Ă©teinte.
Cette fois, une semaine avant mon arrivĂ©e Ă Saint-Julien-Molin-Molette, jâai tentĂ© de prendre rendez-vous. Le premier numĂ©ro de contact trouvĂ© sur internet sonne dans le vide, le second nâest plus attribuĂ©.
Le seul numĂ©ro fonctionnel est celui du dĂ©pliant, mais une sĂ©rie de longs bips me rĂ©pond avant que mon appel soit pris. AprĂšs une brĂšve prĂ©sentation, jâavais annoncĂ© vouloir passer un lundi ou mardi matin. La voix dâhomme Ă lâautre bout, mâavait rĂ©pondu en riant, «y a plus quâĂ !» et avait raccrochĂ©, me laissant dans le flou de lâhoraire et de sa disponibilitĂ©. Sur le site internet du moulinage, aucune information sur les horaires dâouverture au public. Le siĂšge de lâentreprise se trouve Ă Vinzieux, juste en dessous, en ArdĂšche. Le Moulinage se trouve sur la route de Maclas, Ă LupĂ©, mais je nâai pas dâadresse prĂ©cise.
Jâai oubliĂ© le prĂ©cieux dĂ©pliant Ă Paris, je vais Ă
la Boulangerie avec pour idée de retrouver les coordonnées
du Moulinage. Pas de dĂ©pliants dans la vitrine... On discute avec Mme Fanget la boulangĂšre sans Ăąge qui tient la boulangerie depuis des annĂ©es avec son mari. Elle mâannonce «En mars, on ferme.» «Pour toujours?!» «Oui, câest la retraite, lĂ on fait durer pour les fĂȘtes mais mon mari il bosse depuis ses 14 ans, dont 10 avec handicap, depuis lâaccident de son pied. On fatigue.» «Mais il va y avoir des repreneurs?» «Pour lâinstant rien de concret, câest trop difficile ici, seul câest du 4h50-19h, personne nâen veut. Nous on a repris des parents, on travaille avec le mĂȘme meunier depuis longtemps, juste Ă cĂŽtĂ©, on fait la marguerite, le pain au maĂŻs le dimanche... Et puis, le commerce est en dent de scie depuis le covid. Les gens, ils achĂštent le pain en faisant leurs grosses courses en grandes surfaces, et ils congĂšlent pour la semaine! LĂ , des fois tout part, des fois tout reste, le rythme a changĂ©, impossible dâanticiper, et nous on fait quâune fournĂ©e le matin.
Ah! ça me fait penser, y a de drĂŽles de combines aussi, y a des familles qui me commandent deux petites bĂ»ches pour les fĂȘtes, ils ont peur quâil y ait un contrĂŽle, quâon voit quâils ont achetĂ© une bĂ»che pour 20 personnes! Câest fou...».
Driiing.
Un client entre, une petite file dâattente sâest formĂ©e dans la rue.
Je prends ma boule de seigle et rentre. Je dĂ©cide dâaller au Moulinage pour 10h30, en pleine matinĂ©e, en espĂ©rant que ça soit ouvert. Je vĂ©rifie les batteries, les cartes SD, remplis ma gourde. Sur le chemin, je tombe sur une affichette plastifiĂ©e aux flĂšches orange et verte fluos «
Lâobjet qui parle, expo vente, MĂ©tiers dâArt». Ă voir.
DĂ©part en voiture.
à la sortie de SJMM, cÎté
Zone Artisanale, je me place au carrefour de la station-service et de la route de la Condamine pour faire du stop.
Rapidement, un utilitaire sâarrĂȘte, un gars qui fait des livraisons de matelas Ă eau pour les hĂŽpitaux des villes alentours, des aller-retours Saint-Ătienne, Vienne,
Annonay⊠entre le dĂ©pĂŽt de son entreprise et les locaux des services publics. Il aime bien la route, au moins «Câest vallonnĂ©, on sâamuse un peu.».
Jâarrive au
Moulinage Barou, route de Maclas, Ă 10h40.
DĂšs la sortie de lâhabitacle de la camionnette, jâentends
le son des machines en action. JâespĂšre que je ne vais pas dĂ©ranger. Pas de lumiĂšre dans la maison adjacente Ă lâentrepĂŽt Ă
sheds. Sur la porte de la boutique: «Pour le Moulinage, sonnez deux fois.». Une grosse sonnerie résonne derriÚre la porte du garage. Le rideau de métal se lÚve, et un homme me fait signe de venir vers lui. Dans le garage, le bruit
des moteurs sâintensifie, rĂ©sonne. On crie pour sâentendre.
Devant nous, des tables exposent
des foulards de soie de la marque
Lyre, soigneusement pliés, ça dénote avec
les moulins noirs de
graisse.
Notes rapides de la rencontre avec Jean-Yves Barou:
Moulinage Barou, anti-vacc, continuer Ă voir les gens, le flicage les jours de marchĂ© et lâarrivĂ©e tardive des vaccins COVID dans les campagnes.
Entreprise familiale: les grands-parents, les parents⊠aprĂšs leur dĂ©part Ă la retraite continuer lâactivitĂ© en fratrie.
La fille kiné. Pas de reprise.
Les machines:
moulin,
dévidoir,
cantre, bobinoirâŠ
Les Ă©tapes du
moulinage:
filage, décreusage,
teinture,
dévidage, moulinage,
vaporisage,
bobinage.
Faire avec des gabarits pour fabriquer ses outils et ses piĂšces de
moulin comme
les coronelles.
Nos doigts sont nos yeux.
Transmettre et entretenir, pouvoir bidouiller la machine.
Voir les parents, apprendre petit, câest gĂ©nĂ©tique, hĂ©rĂ©ditaire?
Comprendre la mécanique.
LâĂ©cole de la soie Ă Lyon.
Purement technique.
Le moulinage: concevoir le fil.
Torsion S ou torsion Z.
Travailler pour des industriels. Le marchĂ© de lâautomobile. Les gants en fibre de verre.
Créativité et art.
Le tissage et
lâimpression, plus crĂ©atifs.
Besoin de créer et travailler la couleur à grande échelle.
Age de la retraite, ne pas pouvoir arrĂȘter.
Création de la marque de foulards imprimés
Lyre.
Le travail dâĂ©diteur semi-artisanal, crĂ©er des motifs en peinture puis faire imprimer la soie Ă Lyon.
Le plaisir du travail, rester actif, des commandes occasionnelles et la vente des stocks aux copains ayant encore des usines.
Deux chouchous,
une bobine de soie - deux paquets cadeaux, avec un nĆud.
La soie câest un mythe, le luxe et la qualitĂ©.
Une matiĂšre sensible et des cadeaux majoritairement pour les femmes.
La boutique ne prend pas la CB.
Le distrib est Ă Maclas.
Un aller-retour Ă pieds. 30 minutes de marche dans le brouillard en bordure de route.
Mini Kebab Ă 3 euros de Maclas - Kebab World.
La porte de lâatelier laissĂ©e ouverte, poser la monnaie sur le bureau de lâatelier et prendre les paquets.
Les trois stops.
Il est 13h45, je mâĂ©loigne, le Moulinage Barou disparait rapidement dans la brume. Sur le bord de la route,
ma bobine de soie, mes chouchous et mon tissu emballĂ©s dans un sac plastique, des papiers cadeaux sous le bras, je commence Ă faire du stop. Il y a peu de passage. Une voiture de la Poste sâarrĂȘte. Le postier vient de finir sa tournĂ©e, il propose de me remonter de quelques mĂštres jusquâĂ Maclas, lĂ -bas il bifurquera vers
PĂ©lussin pour ramener le vĂ©hicule au dĂ©pĂŽt. Il me dĂ©pose sur la place, devant le Petit Casino, je me place sur la route menant Ă Saint-Julien. Plusieurs vĂ©hicules passent. Puis une voiture sâarrĂȘte, le monsieur me propose de mâemmener jusquâà «lâusine», il a RDV, il sâexcuse de ne pas pouvoir mâemmener plus loin, me dĂ©pose sur le bord du parking.
Lâusine, câest un Ă©norme cube vert dâeau, dans un virage entre deux hameaux. Au fond la forĂȘt, devant des champs et la vallĂ©e. DerriĂšre un portail surplombĂ© dâune armada de camĂ©ras de surveillance, la fabrique Justin Bridou, une production massive de saucisses. Sur le parking devant lâusine, deux camionneurs attendent de charger leur marchandise.
Je me place Ă la limite entre la zone de repos des transporteurs et la route. Une voiture toute cabossĂ©e arrive pleine balle, je lĂšve le pouce. Elle freine, fait un virage brusque et sâarrĂȘte au milieu du parking. Dedans, une femme dâune trentaine dâannĂ©es me dit de monter, elle va Ă Bourg-Argental, amener les anciens vĂȘtements de son fils Ă une collĂšgue qui vient dâavoir un gamin. On discute, jeune, elle faisait souvent du stop, ça marche bien dans la rĂ©gion⊠et puis «Y a pas de bus.».
Elle me dépose devant le Kebab,
rue Neuve. Sa voiture sâĂ©lance dans la montĂ©e de
la rue de la Modure puis disparait. Sur la place de
la Mairie. Câest la fin du marchĂ©. On essaye de me vendre un poulet, des patates et un ananas.