13 décembre 2021, de Paris à Saint-Julien-Molin-Molette.
Couleur Soda
Ă Paris, le jour nâest pas encore levĂ©, il est 5h. Je marche jusquâĂ la Gare de Lyon, la lumiĂšre est orange, le froid mordant, le ciel invisible. Mon train arrive, cotĂ© fenĂȘtre, je regarde le paysage dĂ©filer. Un passager a nonchalamment posĂ© sa trottinette Ă©lectrique sur les sacs du rac, laissant des traces de roues grises. Pas de boue. DrĂŽle dâobjet. BientĂŽt, je nâen croiserai plus. Ă SJMM en cette saison, les habitacles chauffĂ©s des voitures sâemparent de tous les corps. Les trottoirs sont dĂ©sertĂ©s. Dehors, les deux roues disparaissent, il fait trop froid. Pour les plus courageux et les mordus de route, le vĂ©lo-Ă©lectrique est de sortie le week-end. Quelques motos cross et enduros pour les adosâŠ
Jâai un arrĂȘt de quelques heures Ă Lyon, je mâĂ©quipe en pulls. Je devais prendre le bus jusquâAnnonay et finir en stop, mais mon pĂšre me propose de faire le trajet en voiture avec moi et quelques courses avant dâarriver au village.
Le Vival du village, sur
la Grande Place au début de
lâavenue de Colombier, pratique des prix stratosphĂ©riques sur les produits frais. OubliĂ©es les pommes de la rĂ©gion... place aux pommes de France. La franchise Casino ne permet pas Ă Didier Bonnard, le gĂ©rant, de choisir ses produits, livrĂ©s en quantitĂ© chaque semaine. Dans une vitrine au fond du magasin, en face des produits mĂ©nagers et accolĂ©e aux vins, il vend quelques fromages du coin, de la charcuterie et les Ćufs de ses poules, «meilleurs que les Ćufs label rouge».
On arrive à SJMM vers 15h, il a neigé. Les bordures des trottoirs fondent en des tas verglacés. Les rideaux de métal de
la Boulangerie sont baissés, le lundi tout est fermé, seul
le nouveau Tabac est là pour répondre aux urgences.
La neige prend les reflets des maisons de pierres. Les volets violets pétant des immeubles créent des taches sur la glace.
La maison est à 12°C,
Jean-Marc Bancel a dĂ» passer allumer le chauffe-eau ce matin. Doucement, les murs se rĂ©chauffent. Je nâaurai pas le temps de rencontrer grand monde aujourdâhui. Je dĂ©cide dâaller prendre des photos du village sous la neige et dans les brumes denses. Je me dis quâĂ 17h, il fera nuit et les routes ne seront pas Ă©clairĂ©es en dehors du centre-bourg. Difficile de sâĂ©loigner en forĂȘt, en plus la chasse est toujours ouverte. Les changements de climat saisonniers modifient les rythmes de vie et les habitudes.
La recherche de terrain est aussi un prĂ©texte Ă cartographier et dĂ©crire des modes de vie ruraux oĂč la nature, bien que domestiquĂ©e et façonnĂ©e par les activitĂ©s humaines (lâagriculture, lâarchitecture, les loisirs, les transports) garde une emprise forte sur les corps et les esprits.
Pour atteindre le village, les habitués fendent le paysage à 100km/h sur
la route unique qui dĂ©coupe en slalomant les versants des montagnes. Lorsque la nuit tombera, lâĂ©clairage public sera inexistant⊠à 23h30 chaque jour les lampadaires et guirlandes lumineuses sont Ă©teints pour ne pas troubler la vie de la faune et flore du
Parc Naturel, incitant ainsi les locaux Ă sâadapter Ă leur environnement proche.
15h45. JâarrĂȘte mon choix sur une sortie rapide avant la nuit. Je prends un VTT, des phares et une frontale.
Direction
le barrage du Ternay, une balade habituelle sur une petite route passant par le hameau dâĂcuville. Le goudron est dĂ©foncĂ©, un itinĂ©raire bis Ă la route principale. Pour la rejoindre, je traverse le village. Depuis
la place de la Bascule, je remonte la rue de la Modure, passe devant la maison de retraite, on peut voir à travers les grandes baies vitrées de la salle principale un sapin de Noël recouvert de décorations. Je redescends vers
le quartier du Mas par
la rue Entre Deux Ages, située entre
lâEPHAD et
la nouvelle Ăcole.
Ă lâarriĂšre de lâEPHAD, devant la porte de service, deux aides de vie fument des clopes, les doigts rougis par le froid, les autres cachĂ©s dans leur blouse blanche pour profiter de la chaleur de leur ventre.
Je traverse
la rue du Mas et
son moulin puis passe devant la nouvelle caserne des pompiers. Lâantenne satellite sâĂ©lĂšve dans les nuages. DisparaĂźt. Sur le versant en face, sur lâautre rive de la riviĂšre, des maisons et pavillons prĂ©fabriquĂ©s du
Parc du Soleil et du
quartier de la Condamine, construit dans les années 60, cÎtoient
les anciennes fermes, partiellement retapées. Peu à peu,
jardins et potagers sâagrandissent et se transforment en champs. Les meules attendent la fin du froid. Les vaches sont dehors, regroupĂ©es autour des carcasses de vĂ©hicules â des vieux bus rouillĂ©s -, leurs cous sâentremĂȘlent pour se tenir chaud. Leur passage rĂ©pĂ©tĂ© a crĂ©Ă© des tĂąches marron dans la neige.
BientĂŽt, la route du barrage plonge dans la forĂȘt, le talus sâagrandit, remonte et porte les cimes des arbres en amont du chemin. La surface du goudron est dĂ©formĂ©e par les racines. Par zones, le goudron se fissure et laisse sâĂ©chapper quelques brins dâherbe. Le givre crĂ©e des nuances de gris et de noirs brillants, rappelant celles de lâessence que les quads et cross laissent en Ă©tĂ© sur les grosses pierres des sentiers, cĂŽtĂ© Drevard. Sous mes roues, les gravillons et la glace croustillent. Dans la forĂȘt, quelques maisons isolĂ©es sâĂ©parpillent en bord de route. Une maison dâhĂŽtes. Je traverse le hameau dâĂcuville.
En contrebas, le Lac du Ternay apparaĂźt. Les sapins se transforment en cĂšdres du Liban. Ceux dont
Delphine mâa parlĂ© lors de notre rencontre. Une espĂšce endĂ©mique, ramenĂ©e par les grands patrons de la rĂ©gion Ă leur retour de voyages. Ils bordent le chemin du Lac.
Mon tour du lac commence. Une boucle de 4km avec sur la premiĂšre rive une petite route Ă sens unique surnommĂ©e le «Chemin de Ronde» oĂč cohabitent piĂ©tons et voitures. Je passe devant une guinguette fermĂ©e, une cabane de pĂȘcheur en rondins de bois; au-dessus un panneau prĂ©cise les espĂšces de poissons et rappelle la nĂ©cessitĂ© dâun permis de pĂȘche. Depuis une vingtaine d'annĂ©es, la baignade est interdite. Avant, lâĂ©tĂ©, mâavait un jour racontĂ© ma grand-mĂšre, les enfants du coin apprenaient Ă nager ici.
Le barrage hydraulique relie les deux rives du
Lac. «Construit en 1858 pour alimenter Annonay et la rĂ©gion en eau potable», prĂ©cise le panneau de lâoffice du Tourisme. Je traverse. Deux bouĂ©es rouges. Lâembouchure est ouverte, lâeau sâengouffre dans une grande gueule de bĂ©ton. Dans un fracas, lâeau sâĂ©crase sur les marches situĂ©es de lâautre cĂŽtĂ©, avant de glisser le long de grandes rampes jusquâaux rĂ©servoirs des stations dâĂ©puration en contrebas.
Sur lâautre rive, je rejoins
la route principale, la D306, câest la sortie du travail, la cadence du trafic est intense, les travailleurs remontent de la ville vers les hauteurs.
Accolés à la départementale, un hÎtel et un restaurant de luxe promettent des réveils face au lever de soleil sur
le lac. Les gérants font creuser la colline au-dessus du Lac pour construire une seconde terrasse. Les assauts des tractopelles arrachent la mousse du sous-bois pour former des amas de terre et racines. Coup aprÚs coup, une roche orangée puis grise apparait. Des voitures sont garées sur le bas-cÎté. De petits murets de pierres accompagnent les virages et préviennent des sorties de route.
Quelques coureurs se faufilent en bordure pour boucler leur 4 km. Jâallume mes phares, roule sur les bandes blanches et sur le sable. Les appels dâair des voitures mâaspirent.
AprĂšs quatre virages, le chemin du Lac rĂ©apparaĂźt en contrebas. Retour sous les cĂšdres. Le bruit des moteurs sâestompe. Les Ă©pines et la terre ocre deviennent des roches jaunes des rives. Quelques pierres grises Ă©mergent. Le niveau est bas. On voit lâĂ©rosion, de nouvelles espĂšces vĂ©gĂ©tales poussent Ă la limite entre terre et sable.
Une digue rudimentaire, formĂ©e dâun amas de pierres, apparaĂźt au milieu du lac. Petite, je ne la voyais que lâĂ©tĂ© en cas de canicule. Sa traversĂ©e est interdite. Ăa fait maintenant quelques annĂ©es que la digue nâa plus disparu. Des arbustes poussent sur des petits monticules de sable. Autour lâeau se faufile et forme des presqu'Ăźles boueuses, sur lesquelles des cross sont passĂ©s. Au bord, de gros tuyaux de bĂ©ton sortent de terre et dĂ©versent lâeau de lâamont. Le courant sâĂ©paissit, lâeau mousse et vrille, forme
de petites cascades. Puis le courant sâapaise, Ă la surface du Lac le motif du vent. Ă lâautre bout, sous un petit pont,
la riviĂšre du Ternay provenant des hauteurs du
Parc et traversant
Saint-Julien-Molin-Molette vient se jeter dans
le Lac.
Je finis mon tour, Ă ma droite un sentier de pierres roulantes permet de remonter plus rapidement Ă Ăcuville, au fil des annĂ©es le chemin sâest creusĂ© et affaissĂ©. Le raccourci est maintenant impraticable Ă vĂ©lo.
Je reviens Ă mon point de dĂ©part. Le ciel est rosĂ©, les nuances de verts de la forĂȘt sâeffacent pour former des amas noirs, les silhouettes des cĂšdres et des sapins viennent piquer le ciel. Je grimpe. En danseuse sur mon vĂ©lo, je mâessouffle sous mes couches de vĂȘtements. Le vent qui me cisaillait les joues Ă lâallĂ© sâengouffre dans mon col et me rafraĂźchit. Ă mesure que je remonte, la lumiĂšre descend. Sur la route de la forĂȘt, seul le pĂ©rimĂštre Ă©clairĂ© par mes phares et les lumiĂšres des hameaux au loin me donnent des repĂšres de distance.
Jâarrive Ă Ăcuville.
Ă lâentrĂ©e, je mâarrĂȘte: dans le prĂ©, un cheval trĂšs maigre et un Ăąne, leurs naseaux produisent de la brume, ça me fascine. Je me demande sâils passent la nuit dehors, entre la maison de leur propriĂ©taire et lâorĂ©e du bois. Je me rappelle ce que me racontait CharlĂšne - une amie de passage au village, Ă lâautomne dernier, elle avait vu dans les infos que «des meurtres de chevaux» avaient eu lieu Ă plusieurs endroits en France, «lâĆuvre dâune secte ?», câest flippant.
LâĆil du panneau «Voisins vigilants» dâun bleu ciel devient vert lorsque mes phares lâĂ©clairent. Je ne sais pas si ça me rassure, les voisins vigilants, jâai des images de petits vieux campĂ©s Ă leurs fenĂȘtres avec des carabines.
Je retourne dans la forĂȘt, le bruit de lâair dans mes roues prend le dessus sur le bruissement des feuilles. Je rentre rapidement. Pas de promeneur, de cross ou de voiture. Pas de chasseur, pas de sanglier non plus.
Le rythme de sortie est vraiment régi par la lumiÚre. La nuit tombe à 17h, et en hiver, sans lumiÚres artificielles, le choix des itinéraires se réduit, difficile de partir longtemps en exploration.
De retour Ă Saint-Julien-Molin-Molette, la caserne des pompiers et la maison de retraite sont toutes vitres Ă©clairĂ©es. Sur la route, le trafic de voitures est intense, beaucoup de personnes seules au volant, pressĂ©es de rentrer chez elles. Les derniers camions descendent de la carriĂšre, difficiles Ă manĆuvrer dans les rues Ă©troites, crĂ©ent des bouchons au niveau du carrefour de
la Place de la Bascule, les automobilistes ronchonnent. Dans les grands miroirs dâangles je vois des phares attendre puis tourner. TrĂšs peu de piĂ©tons.
Beaucoup de maisons sont encore Ă©teintes, tous les habitants et habitantes ne sont pas encore rentrĂ©s du boulot. Dâici une heure il sera facile de voir quelle maison est habitĂ©e ou pas. Devant lâĂcole, les parents attendent dans leur voiture. Les cars scolaires ramenant les collĂ©giens et lycĂ©ens ne vont pas tarder eux non plus. LâĂ©clairage public souligne des tronçons de trottoirs et les lieux clĂ©s. LâAlimentation GĂ©nĂ©rale, le Kebab, le Coiffeur,
le Bistrot,
lâĂglise, la PizzĂ©ria,
le Vival,
la Boulangerie,
le Tabac,
le Parking,
la Mairie, et au loin
le Multi-Sports.
Je rentre Ă la maison. La chaleur de lâintĂ©rieur mâaccueille.
Sur la table, jâavais laissĂ© le cadeau pour
Pierre: un journal sur les voitures. Je nâaurais pas eu le temps de passer lui donner cet aprĂšs-midi, et il est trop tard pour ressortir et ĂȘtre sociable, la maison est comme une bulle. Je nâaurais sans doute pas le temps de le voir lors de ce passage Ă SJMM. Je le croiserai la prochaine fois, en janvier.
Jâappelle
Delphine, je lui avais envoyĂ© un mail afin de former un lot dâobjets issus de lâusine. Jâaimerais aussi reprendre quelques photos, et possiblement organiser une visite avec Guy Degraix,
un gareur ayant vécu la disparition des
ETS Gillier-Payen, dont jâai obtenu le numĂ©ro par
Hubert Sage, pour quâil me raconte son savoir-faire et me montre directement ses gestes sur
les métiers à tisser. En plus,
Franck mâa proposĂ© de redĂ©marrer un mĂ©tier pour que je rĂ©alise une captation sonore et vidĂ©o.
Je tombe sur le répondeur. Dommage.