Dans les brumes /Carnet de Terrain
10 décembre 2021, depuis Paris.
Pas chaud
Prise de contact téléphonique ratée.


Ets Trouillet et Fils, un grand bĂątiment de tĂŽle Ă  la sortie du village, Ă  gauche de la rue de la Modure, en direction de Bourg-Argental. En contrebas de la route principale, on voit souvent des camions manƓuvrer pour livrer des matiĂšres premiĂšres. Sur le site de la Mairie, l’entreprise est classĂ©e dans «artisanat», mais sur leur page Facebook, eux se dĂ©finissent comme «TĂŽlerie Industrielle j.trouillet et fils».

Sur cette page Facebook, on peut voir qu’ils travaillent autant pour des artistes locaux que pour de gros Ă©quipementiers automobiles. On peut voir quelques vidĂ©os de process, rĂ©alisĂ©es Ă  l’iphone: «DĂ©coupe plaque de mousse pour garnissage genouillĂšre», «DĂ©coupe jet d’eau acier 70 mm d’épaisseur, cool!!!!!», «Pour Simon, dĂ©coupe jet d’eau de collier de serrage type guidon de vĂ©lo en alu Ă©paisseur 15 MM. Cool!!!», «Et voilĂ , une vidĂ©o!!! DĂ©coupe ouvertures dans piĂšce plastique de plastic omnium pour Mercedes, water wear!!!!», «c 'est une sculpture rĂ©alisĂ©e avec des matĂ©riaux de l'usine, par DjĂ© des garrigues (crĂ©ateur de sculptures mĂ©talliques) qui porte le joli nom de Flautista et qu'il a exposĂ©e Ă  St julien pour In & Off.».

À la suite, des photos de sculptures, des ready-made colorĂ©s rĂ©alisĂ©s pour l’École, des plaques dĂ©coupĂ©es pour les copains et pour les Ă©vĂ©nements artistiques estivaux.

Cette entreprise familiale, bien active dans le village, est l’un des derniers lieux – autre que la Brasserie – de production Ă  Ă©chelle industrielle encore en activitĂ© au sein du village.
L’activitĂ© de la famille Trouillet dĂ©bute, au dĂ©but du XXĂšme siĂšcle, par une serrurerie-mĂ©tallerie au cƓur du village, dans un atelier proche de l’actuelle salle des fĂȘtes. La mĂšre Trouillet tient un des cafĂ©s-bistrot du village, le CafĂ© Trouillet, anciennement situĂ© Place de la Bascule.
L’entreprise a su se rĂ©inventer pour perdurer d’une gĂ©nĂ©ration Ă  l’autre, et a adaptĂ© son activitĂ© aux nouveaux marchĂ©s.
Sur google, un guide local laisse 5 Ă©toiles et commente «Une PME locale qui fait travailler une vingtaine de personnes spĂ©cialistes de la dĂ©coupe laser, jet d’eau, pliage et soudure.». En 2015, l’entreprise est placĂ©e sous contrĂŽle judiciaire. Un financement participatif est lancĂ© en 2020.

L’entreprise est aujourd’hui dirigĂ©e par la fratrie Trouillet, de ce que je sais de-ci, de-lĂ , de forts caractĂšres, pas simples Ă  approcher. J’hĂ©site donc longtemps, lors d’un aller-retour Ă  SJMM, Ă  aller directement me prĂ©senter sur le site de l’entreprise. On me dit d’essayer de contacter HervĂ©. J’envoie un mail fin novembre au seul contact que je trouve sur internet. Pas de rĂ©ponse. Je trouve un numĂ©ro d’entreprise.
Je me lance. J’appelle. AprĂšs plusieurs sonneries, une secrĂ©taire me rĂ©pond, une voix comprĂ©hensive «À quelle adresse mail avez-vous envoyĂ© votre demande?» «@commercial» «Ah! c’est celui de Mr Trouillet, il a dĂ» le voir. Je vais voir s’il est disponible pour vous parler.» Une boule au ventre se forme.

On me met en attente. Une nouvelle musique de fond avec une voix fĂ©minine prĂ©enregistrĂ©e m’énonce les champs d’activitĂ© de l’entreprise. Un bip, puis...
On me passe Pierre ou HervĂ© Trouillet. Sur linkedin, j’ai vu que Pierre est l’actuel directeur de l’entreprise familiale. Sur Facebook, «PDG» est aussi Ă©crit sous le profil de HervĂ© Trouillet.

La voix du téléphone est ronchonne, je dérange. Il parle vite. Brut de décoffrage, sans formalité ni présentation, il me dit avoir vu mon mail, et me demande de détailler ce que je cherche.
Je lui explique: je suis Ă©tudiante en Design et CrĂ©ation Industrielle, je travaille autour du patrimoine ouvrier de Saint-Julien-Molin-Molette et je souhaiterai connaĂźtre l’histoire de l’entreprise Trouillet.
Silence. Je sens qu’il est un peu gĂȘnĂ©, «Je ne sais pas trop quoi rĂ©pondre. Je crois que je suis pas chaud. Vous voudriez faire quoi?» «Une interview, et si possible venir dĂ©couvrir votre savoir-faire...».
Il marmonne, réfléchit, hésite puis tranche:
«Non, mais vous voyez on en a dĂ©jĂ  eu des gens qui viennent, France3, des trucs comme ça
 les gens ils viennent, ils se servent et nous, ça ne nous apporte rien, j’suis pas chaud, j’ai pas envie d’étaler la vie de l’entreprise. Y a pas grand-chose Ă  dire, y a pas d’histoires. Pas chaud. VoilĂ , dĂ©solĂ©. Au revoir.» «Pas de problĂšme, je comprends. Au revoir.».

Je raccroche, un peu sonnĂ©e et déçue. Au final, j’ai du mal Ă  comprendre, j’ai Ă©tĂ© peut-ĂȘtre trop abrupte et l’idĂ©e d’une interview a sans doute pris une dimension trop engageante et chronophage.

Des semaines plus tard, en juin, je raconte ma mĂ©saventure tĂ©lĂ©phonique Ă  Pierre et Betty autour d’un apĂ©ro.
Pierre me dit que j’aurais dĂ» leur demander d’établir le contact. Betty est la fille de Marius Trouillet, ce sont ses frĂšres qui sont aujourd’hui les gĂ©rants de l’usine. Ils sont trĂšs investis dans le village. Ils participent souvent Ă  l’installation d’Ɠuvres ou Ă  l’amĂ©nagement de l’espace public pour faire rayonner le village lors d’évĂ©nements estivaux. Ils ont aussi travaillĂ© avec l’École pour rĂ©aliser des sculptures avec les enfants. Devant le syndicat d'initiative, ce sont eux qui ont rĂ©alisĂ© les tĂŽles Ă©maillĂ©es en formes d’animaux! Pour les expos du In & Off aussi, ils ont rĂ©alisĂ© la signalĂ©tique, les dessous de plats et les portes clĂ©s en mĂ©tal, petits goodies vendus au syndicat d’initiative.

Avec en fond Rolland Garros sur l’écran de tĂ©lĂ©vision du salon, on Ă©voque aussi un foulard de soie que Delphine et Franck m’ont confiĂ©. Dessus sont sĂ©rigraphiĂ©s les principaux lieux du village. Betty se rappelle vaguement d’une commande de la Mairie et du Syndicat d’Initiative auprĂšs d’un dessinateur du village. Le foulard Ă©tait vendu comme souvenir, autant aux habitant·es qu’aux touristes.
«Tout le monde en a un chez lui qui traĂźne Ă  la cave! Il faudrait que je demande Ă  mon pĂšre en allant le voir Ă  l’EPHAD Ă  quelle occasion exactement le foulard a Ă©tĂ© produit!».