Dans les brumes /Carnet de Terrain
1er juin 2022, Ă  Saint-Chamond, la Terrasse-sur-Dorlay, Saint-Julien-Molin-Molette, Chavanay.
«Le textile est mort», Vive le textile!.

Cela fait un moment que je ne suis pas revenue Ă  Saint-Julien. J’y cours d’un rendez-vous Ă  un autre. La semaine commence le mardi par la captation du canetage au musĂ©e de la tresse et du lacet. Le musĂ©e possĂšde d’anciennes canetiĂšres encore en Ă©tat de marche.

Le lendemain, je rejoins Didier Ă  la Maison du Parc Ă  PĂ©lussin. Je fais du covoiturage avec une de ses collĂšgues, la secrĂ©taire du Parc qui habite Saint-Julien, je la retrouve sur le parking du Faubourg, en face du HLM et de la PizzĂ©ria. Dans la voiture, on discute
 sa maman Ă©tait tisseuse et son papa gareur Ă  Maclas, dans les tissages Limony, aujourd’hui fermĂ©s (j’avais cherchĂ© il y a quelques semaines les locaux de l’entreprise au milieu du nouveau lotissement de prĂ©fabriquĂ©s, aucune trace.). Elle, elle Ă©tait au secrĂ©tariat, elle faisait les comptes et transmettait les ordres des clients Ă  l’atelier. Elle avait des responsabilitĂ©s et aimait bien son travail. Elle m’explique l’ambiance de l’usine, les repas entre ouvriers et ouvriĂšres le midi, le patron – autrefois lui-mĂȘme tisseur – qui avait forgĂ© une entreprise familiale et bienveillante. Sa voix est Ă  la fois dure et nostalgique.
Elle Ă©voque le dĂ©clin et la fermeture, l’incomprĂ©hension, les licenciements, la tristesse lors de la disparition de l’entreprise. Puis sa reconversion en tant que secrĂ©taire et standardiste pour le Parc du Pilat, un changement de quotidien: les longs trajets en voiture, le flicage des grosses institutions publiques, les heures perdues Ă  attendre derriĂšre un bureau d’accueil
 RĂ©pondre toute la journĂ©e au tĂ©lĂ©phone, ça l’intĂ©resse moins que les chiffres, mais bon il n’y avait que ça comme travail, et puis le lieu et l’équipe sont sympas. C’est bientĂŽt la retraite, et elle a une petite-fille qu’elle adore.

ArrivĂ©e Ă  la Maison du Parc, j’embarque pour Chavanay, une petite ville situĂ©e le long du RhĂŽne, au bas de la VallĂ©e, aux cĂŽtĂ©s de Didier et de Carole, chargĂ©s de mission au Parc Naturel RĂ©gional du Pilat. Je dois rĂ©aliser dans l’usine Goutarel, des photos et des prises de sons du savoir-faire de la broderie lyonnaise sur tulle. Cette usine, encore en activitĂ©, est exceptionnellement ouverte au public. Sont conviĂ©s les curieux et curieuses disponibles un mercredi matin.

La matinĂ©e commence dans l’église du village, les passionnĂ©s locaux prĂ©sentent le bĂąti et son histoire.
Ce rendez-vous annoncĂ© par le Parc attire amis et voisins. Petit Ă  petit, un groupe se forme, nous sommes huit. La moyenne d’ñge est Ă©levĂ©e, tous ont plus de cinquante ans. Ils rient, donnent des nouvelles, et au final la visite de l’église est vite Ă©clipsĂ©e au profit d’un moment convivial. À dix heures, Carole invite les participants Ă  se diriger vers l’usine.

L’usine se situe sur la route principale, dans des locaux mi-anciens mi-rĂ©cents, au centre de la ville. Autour, des maisons avec des jardins privĂ©s. Une des participantes, habitante de Chavanay dont les parents ont travaillĂ© dans le tissage de soie, commente «À voir ces cĂšdres, il devait y avoir les patrons ici.».

Dans la cour du bĂątiment Goutarel, entre la maison de pierres et l’entrepĂŽt de tĂŽle, une ouvriĂšre, surprise de la taille du groupe, nous indique les bureaux pour les «visites clients». Le gĂ©rant, un homme ayant dĂ©passĂ© la soixantaine, nous accueille en costume, la clope au bec. Il dresse l’historique de l’entreprise familiale, et nous montre ses collections de dessins de broderie. Son entreprise Ă©tait l’une des derniĂšres Ă  possĂ©der un mĂ©tier jacquard. «À la fin plus personne ne savait s’en servir, l’école de tissage de Lyon a fermĂ© et je ne pouvais pas former dans mes locaux.».

Ce mĂ©tier, immense, prenait deux Ă©tages de l’usine. Le mĂ©tier jacquard, dont la photo est encadrĂ©e au-dessus de son bureau, a Ă©chappĂ© au dĂ©mantĂšlement en Ă©tant cĂ©dĂ© Ă  une entreprise dans le Nord-Pas-de-Calais. Une entrepreneuse amĂ©ricaine, dont la production pour l’artisanat de luxe nĂ©cessitait le mĂ©tier, a payĂ© les rĂ©parations du bĂątiment lors du dĂ©montage du mĂ©tier – il a fallu faire tomber une façade afin de parvenir Ă  sortir certaines piĂšces du bĂąti de fonte du mĂ©tier. Elle a aussi subventionnĂ© le convoi spĂ©cial par camions Ă  travers la France.

Et puis, le patron nous explique que travailler avec de jeunes crĂ©ateurs ne l’intĂ©resse pas, il ne veut pas crĂ©er de nouvelles collections, il a assez de dessins dans ses archives. De toute façon: «les jeunes ne veulent pas travailler et ne s’intĂ©ressent Ă  rien.». Et puis, «en France il n’y a pas d’avenir pour le textile.». Il produit majoritairement pour les italiens et les amĂ©ricains.

A un moment, il dit nonchalamment Ă  sa secrĂ©taire, assise au bureau derriĂšre lui «Allez me chercher la petite.». On entre dans une piĂšce remplie de porte-rouleaux et de drĂŽles de machines Ă  piquer. Une femme d’une quarantaine d’annĂ©e arrive. Elle s’assied devant une des Ă©tranges machines – entre machine Ă  coudre et table d’épincetage, retend le tissu, attrape la poignĂ©e reliĂ©e Ă  l’aiguille et commence Ă  dessiner, elle brode en suivant les motifs du tissu jacquard, sans aucune hĂ©sitation. Elle explique «Il faut connaĂźtre les motifs par cƓur pour arriver Ă  suivre le rythme de la machine.». DĂšs la dĂ©monstration finie, elle retourne Ă  son poste avec sa collĂšgue, une ouvriĂšre en tablier de travail, Ă  l’arriĂšre de l’usine. Les tĂąches s’enchainent: Ă©pincetage, mĂ©trage et visite de coupe.

La collection de tissus de l’entreprise de broderie est kitch: des strass, du velours, des paillettes, des unis aux couleurs clinquantes et des motifs lĂ©opards. Le patron nous montre des robes Ă  plumes et Ă  froufrous. «En France, la Haute-Couture ne m’achĂšte qu’une dizaine de mĂštres pour un tissu long Ă  produire, je me retrouve avec d'Ă©normes stocks. La mode, les françaises n’achĂštent pas. En Italie, lorsqu’on me commande un tissu, je vends plusieurs milliers de mĂštres. De toute façon, aujourd'hui les femmes ne savent pas s’habiller! Y a qu’à voir Ă  Cannes, je peux dire qui est italienne et qui est française, les françaises n’ont plus aucun chic.».

Le textile n’a pas d’avenir
 et pourtant c’est son fils qui reprendra bientĂŽt les rĂȘnes de l’entreprise familiale. Pas de fermeture annoncĂ©e.

Je ressors de la visite Ă  la fois Ă©merveillĂ©e par les potentiels du savoir-faire et amĂšre d’en avoir pris pour mon Ăąge, ma profession, mon genre... Didier et Carole sont eux aussi Ă©cƓurĂ©s. «C’est dommage, il tue lui-mĂȘme son mĂ©tier.».

À la fin de la visite, dans la cour, nous nous abritons de la pluie Ă  l’angle du toit. En discutant avec les participants Ă  la visite, plusieurs ont des anecdotes sur le paysage textile de la vallĂ©e rhodanienne. Pour beaucoup, le pĂšre Ă©tait gareur ou main-d’Ɠuvre, et la mĂšre tisseuse. Nous rĂ©cupĂ©rons quelques contacts de personnes Ă  interviewer.